Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

Les transformations : Dom Juan et le Misanthrope

Avec ces anti-héros que sont Dom Juan et Alceste, nous quittons la problématique du héros en conflit avec l’ordre établi ou la tyrannie instituée pour entrer dans celle du conflit intersubjectif. La comédie ne prend plus appui sur aucun ordre social authentique : ce qui caractérise Dom Juan comme Alceste, c’est l’impossibilité de fonder une harmonie, de se référer à un ordre, quel qu’il soit ; dès lors, la situation conflictuelle de ces personnages « à part » ne peut se résoudre par rapport à aucun ordre, ce qui rend caduc le recours à tout expédient final. Aussi, la comédie va-t-elle basculer vers autre chose, toute assignation déterminée du « risible » étant interdite du fait de l’éclatement de tout point de référence interne à l’univers de la pièce, mais aussi de toute référence intramondaine. La première conséquence de cette rupture d’équilibre est la disparition de tout « possible » de la pièce : ni Alceste ni Dom Juan n’ont d’« avenir », et la retraite de l’un ne diffère en rien, de ce point de vue, de la mort de l’autre, toutes deux n’étant que la marque de leur impossibilité d’accéder à une « vraie nature », à cette « innocence » dont la quête inquiète les anime. On peut voir une préfiguration de cela dans la seconde partie du Mariage forcé (1664), lorsque Sganarelle renonce à l’idée d’épouser Dorimène ou du moins formule des doutes sur ce mariage. Finalement, ne pouvant trouver ni réconfort ni solution auprès d’aucun autre des personnages — les deux docteurs en philosophie et le père de la belle ayant ici fonction de normes, de points de référence —, il doit se conformer à l’ordre de la pièce, puisque aucune invention, aucun « possible » ne vient permettre la réalisation de ce qu’il aurait souhaité : le « songe » n’est ici que le symbole évanescent d’une intervention impossible. Ainsi, si le Sganarelle de l’École des maris consent à son triste sort de ne point épouser Isabelle, celui du Mariage forcé est contraint d’épouser Dorimène. C’est précisément cet aspect réduit du « possible » de la pièce qui ôte à son protagoniste toutes chances de « s’en tirer ». Au « songe » de Sganarelle fait pendant le « prodige » de la statue du commandeur, dont est témoin Dom Juan. Cette apparition de la main de Dieu, transposition extra-mondaine et exorbitante de la norme justicière, est la seconde conséquence de la disparition de tout point de référence. Pour comprendre cette intervention divine, il faut se reporter à la préface du Tartuffe, où Molière fait suivre sa réflexion sur la nature du comique d’une réflexion sur Dieu. Vivante réponse au divertissement pascalien, ce texte fait justice des avatars historiques de la corruption de la comédie en soulignant que la nature même du comique ne peut qu’être pure de toute suspicion : « La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu, par la contemplation des merveilles de la nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. » La confirmation de ce qu’énonce ici Molière, comment ne pas la voir dans la très importante scène première de l’acte III de Dom Juan ? Dom Juan fait profession d’athéisme, Sganarelle de religion, et tous deux échangent des arguments. Dom Juan est catégorique : « Je crois que deux et deux sont quatre. » Sganarelle, après s’être ridiculisé quant à sa croyance à l’enfer, au diable et au moine bourru, se reprend, et ce qu’il dit n’est en rien contradictoire avec la profession de foi de son maître. Il développe en effet la connaissance de Dieu par la contemplation des merveilles de la nature : « Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. » Ainsi, les deux conceptions se complètent : le « deux et deux sont quatre » donne le mécanisme de la nature ; Dieu donne l’intelligence de l’existence et de la pérennité du « deux et deux sont quatre ». Molière partageait certainement ces deux conceptions : du mécanisme naturel on remonte au mécanicien créateur. Du même coup, ce « naturalisme » ne saurait être un athéisme ; il ouvre, au contraire, un espace de mœurs « naturelles » dans lequel le rire et la comédie ont une place prépondérante. La fonction cathartique, c’est-à-dire purificatrice, du rire met à bas le sacré et permet le réajustement lucide des mœurs. La comédie est, dès lors, promue au rang de composante de l’art de vivre, en même temps qu’elle est l’une de ses expressions les plus plaisantes. La croyance en un Dieu horloger, qui préfigure la conception du xviiie s., permet et légitime l’épanouissement de l’ordre naturel contre l’artifice rigoriste de la Révélation. D’une certaine façon, c’est l’Agnès de l’École des femmes qui sera l’Ève des philosophes du siècle suivant, cette Agnès qui surmonte les pesantes « maximes du mariage » que lui somme d’apprendre Arnolphe, cette Agnès qui, malgré le poids de l’éducation, réussit à conserver et à faire surgir les instincts profonds qui la poussent vers Horace. On pourrait mettre en lumière cette même idée de l’épanouissement de l’ordre naturel dans le thème du dépit amoureux qui jalonne nombre de comédies de Molière, à commencer par le Dépit amoureux, de 1656. En règle générale, le dépit est toujours causé par des accidents sociaux ; quelque chose fait que chacun est persuadé que l’autre ne l’aime plus, et le dénouement doit révéler le malentendu ; si l’amour est ce qu’en dit la nature, il est loin des intérêts cupides et des suspicions. Pour Molière, le couple naturel ne peut se penser en termes de conformisme social : c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les critiques réitérées que l’auteur adresse aux ascètes et aux prudes, notamment dans les Précieuses ridicules, le Tartuffe et les Femmes savantes (1672), ultime apparition de ce thème lié à celui de l’éducation. Ainsi, Molière a mis de lui-même dans l’Alceste du Misanthrope. Mais, comme Dom Juan, Alceste ne parviendra pas à faire triompher sa cause : il ne peut que rester, comme Dom Juan, logique avec lui-même jusqu’au bout — et s’évanouir dans la nature, ou dans les cieux. Aussi, le problème n’est-il pas tant de savoir dans quelle mesure Molière partage les idées de ses personnages que de voir comment, poussées à la limite, ces idées font basculer la configuration qui les permet et qu’elles sous-tendent hors de l’orbe du comique, voire de la comédie.