Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mandelstam (Ossip Emilievitch) (suite)

De 1925 date un volume de souvenirs, Choum vremeni (le Bruit du temps), dans lequel Mandelstam essaie de capter le mouvement de l’histoire à travers ses impressions d’enfance. Il les rattache par la suite à la nouvelle Eguipetskaïa marka (le Timbre égyptien, 1928). Son héros, Parnok, est tout ensemble un double du poète et un émule contemporain du petit fonctionnaire pétersbourgeois des nouvelles de Gogol. Déconcertante par sa structure associative, cette nouvelle est une rupture totale avec la prose narrative traditionnelle, dont le xxe s. a, selon Mandelstam, sonné le glas. La même année 1928 paraît O poezii (De la poésie), suite de brillants essais critiques remplis d’intuitions pénétrantes sur les problèmes du langage et de la culture. Les qualités de la prose de Mandelstam, l’originalité de son rythme et de ses images se retrouvent dans les notes de voyage que l’auteur publie en 1933 après un séjour en Arménie.

Mais, déjà, la plupart des critiques soviétiques lui font grief de s’en tenir à une conception de la littérature qu’ils jugent dangereuse et dépassée. De plus en plus isolé dans le monde littéraire, Mandelstam en est réduit, pour assurer sa subsistance, à des travaux de traduction. Son œuvre poétique de 1928-1932 paraît éparse dans quelques revues. Ses vers traduisent la désespérance d’un poète qui ne peut se résigner à son isolement et à sa solitude morale.

En mai 1934, la police découvre un poème satirique sur Staline, qui vaut à son auteur trois ans d’exil dans l’Oural. À la suite d’une tentative de suicide, Mandelstam est autorisé à demeurer à Voronej. C’est là qu’il compose, d’avril 1935 à mai 1937, près d’une centaine de poèmes (les trois Cahiers de Voronej), publiés d’abord à l’étranger, puis, en 1972, dans la première édition posthume de ses œuvres. Dans cette dernière œuvre, Mandelstam parachève une évolution qui l’éloigné de plus en plus du néo-classicisme élégant de Kamen et de Tristia : son art y gagne à la fois en rudesse et en raffinement, la hardiesse des néologismes, la vigueur elliptique des constructions, la spontanéité des intonations allant de pair avec une soumission plus aveugle au génie du langage, aux associations sonores, aux caprices du rythme. Mandelstam apparaît parfois ici comme un héritier des tendances extrêmes du futurisme russe.

De retour à Moscou en mai 1937, il est une seconde fois arrêté l’année suivante. Il meurt lors de son transfert dans un camp de concentration d’Extrême-Orient.

M. A.

 N. Mandelstam, Hope against Hope (New York, 1970 ; trad. fr. Contre tout espoir, Gallimard, 1972-1975 ; 3 vol.). / J. Blot, Ossip Mandelstam (Seghers, 1972).

Manet (Édouard)

Peintre et graveur français (Paris 1832 - id. 1883).


Plus encore qu’en Courbet*, c’est en Manet que l’on perçoit les prémices de l’art moderne. Et cela dans le développement d’une œuvre qui, à ses débuts, participe encore par la technique et par les sujets de l’art traditionnel. Enfant de la bourgeoisie cultivée, Manet doit, pour devenir artiste, lutter contre les préjugés de sa famille. C’est après avoir refusé les études de droit et avoir échoué deux fois au concours d’entrée à l’École navale qu’il réussit à convaincre les siens. Mais si l’on accepte qu’il soit peintre, encore veut-on qu’il ait un bagage technique sérieux. D’où, en 1850, le choix comme professeur de Thomas Couture (1815-1879), qui, après avoir triomphé au Salon de 1847 avec les Romains de la décadence (v. éclectisme), avait ouvert un atelier où il enseignait des préceptes contre lesquels très vite Manet se rebelle. Déjà, celui-ci pressent que l’art n’est plus une affaire de copies et de modèles déguisés en divinités antiques, mais une appréhension directe de la vie, de la vie contemporaine. Il ne rejette pourtant pas la leçon des maîtres. Non ceux des ateliers, qui transmettent des recettes, mais ceux des musées. Son choix se porte sur Titien*, Véronèse*, Giorgione* (il se souviendra de ce dernier quand il peindra le Déjeuner sur l’herbe), Vélasquez* et les Espagnols, et surtout Frans Hals*, dont il aime la touche large, sensuelle et nerveuse. Manet, par ailleurs, d’un voyage qu’il a fait comme pilotin à Rio de Janeiro au temps où il préparait le concours de l’École navale, a rapporté sinon des sujets, du moins des impressions, une ouverture sur le monde, d’autres lumières qui, un jour, décideront de son évolution.

Celui qui deviendra malgré lui l’étendard de la révolution picturale connaît à ses débuts de peintre Baudelaire*. Et cela a son importance : les deux hommes jouent un rôle identique d’intermédiaire entre deux époques. Baudelaire souffle à Manet l’un de ses premiers sujets, le Buveur d’absinthe (Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague), et figure dans la première toile importante de l’artiste, la Musique aux Tuileries (1860, National Gallery, Londres). Totalement libéré de l’enseignement contraignant de Couture (chez qui il est resté huit ans), Manet se livre à l’ivresse de la lumière : spontanéité précoce dans la manière de rendre un spectacle directement observé, et que la critique de l’époque confond avec un barbouillage grossier qui « écorche les yeux comme la musique de foire fait saigner l’oreille ». Déjà il est la proie des critiques et du public, qui le vilipendent. Sa carrière sera jalonnée de scandales, d’un perpétuel quiproquo entre ce qu’il est et ce qu’on fera de lui : un provocateur. Et pourtant nul goût de ce genre chez un homme qui reste fidèle à son milieu, aime la compagnie des jolies femmes, salonne et se trouve bien dans le climat ouaté des cercles poétiques, dont celui de Mallarmé*. Les futurs « impressionnistes », qui sont avant tout les jeunes artistes de l’époque ayant en commun le souci d’échapper à l’académisme*, iront le chercher comme tête de file de leur révolte, et cela en dépit des protestations du peintre, qui ne tient pas du tout à se mêler à la cohorte bruyante des rapins. Manet a d’ailleurs la naïveté de guigner le Salon, seule manifestation où s’imposer alors. Cependant, rejeté de ce côté, il est finalement contraint et forcé de manifester avec les remuants artistes qui se regroupent en 1863 au Salon des refusés. Et il devient malgré lui la vedette de cette manifestation, celui auquel va l’opprobre du public. Il expose le Déjeuner sur l’herbe (musée du Louvre, salles du Jeu de paume), œuvre d’une facture savoureuse, mais encore sage. Ce qui choqua dans le tableau, ce fut la présence d’une femme nue parmi des hommes habillés. Cette nudité réaliste, dont le costume des hommes précise qu’elle est contemporaine, cristallisa les sarcasmes : le nu n’était admis que voilé de quelque prétexte mythologique.