Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Léonard de Vinci (suite)

Connaissance rationnelle, certes. Faut-il croire Vasari*, d’après lequel Léonard « tenait en plus haut honneur d’être philosophe que chrétien » ? En tout cas, les notions de chute et de rédemption, le drame chrétien du salut lui restent étrangers. Il semble d’ailleurs également indifférent au paganisme esthétique de ses contemporains, à la mythologie comme à l’archéologie. Avec une sorte de stoïcisme serein, avec le culte de la solitude, son attitude reste celle du savant qui rejette les arguments d’autorité et fonde son jugement sur l’expérience.

Mais savant, comment, et dans quelle mesure ? Léonard est apparu longtemps comme l’image du géant autodidacte (lui-même écrivit : « On se croira fondé à me critiquer en alléguant que je n’ai pas de lettres »), du précurseur incompris. Depuis le début de notre siècle, une réaction sans doute excessive a fait de lui un érudit, héritier de toute la pensée scientifique médiévale. On tend aujourd’hui à une opinion intermédiaire : Léonard n’est pas un illettré, mais il partage la culture moyenne des Florentins de son temps. Il sait du latin, est familier avec les Métamorphoses d’Ovide ; il connaît Dante et Pétrarque, mais il est surtout nourri des bestiaires et zoologies moralises qu’affectionne le Moyen Âge, ainsi que des conteurs satiriques florentins.

Son image du cosmos, jeu de forces harmoniques et réceptacle de la lumière, avec une unité profonde du monde de la nature et du monde de l’âme, relève du platonisme diffus de l’époque, auquel s’ajoutent les doctrines de Nicolas de Cusa sur le mouvement, principe de toute vie. D’autre part, sa formation orale de praticien, commencée dans l’atelier de Verrocchio — géométrie, perspective, etc. —, dut s’élargir par la suite grâce à la lecture des traités de mécanique, des « théâtres de machines », déjà nombreux en Italie dans la seconde moitié du xve s., grâce à la fréquentation d’hommes de science divers. Léonard ne deviendra jamais un savant du type de Copernic ou de Newton, de ceux qui renouvellent la science par leurs découvertes ou leurs hypothèses. Sa terminologie physique reste imprécise et contradictoire. En fait, tout en célébrant « la suprême certitude des mathématiques », il est avant tout un « visuel », pour qui l’œil, « fenêtre de l’âme, est la principale voie par laquelle notre intellect peut apprécier pleinement l’œuvre infinie de la nature ». Sa curiosité universelle refuse nos distinctions entre science pure et science appliquée, entre beaux-arts et arts mécaniques. Il élargit et porte à sa perfection ce type de l’ingénieur-artiste dont Alberti* avait été le premier modèle.

Sa recherche embrasse également l’astronomie et la géologie, la géométrie et la mécanique, l’optique et l’acoustique, la botanique et la métallurgie. Mais on relève dans les carnets trois « dominantes », qui frappent par l’abondance ou la singularité des notations. La première est l’anatomie, avec ces descriptions minutieuses, fruit de multiples dissections, illustrées de magnifiques dessins, dont certains sont consacrés à l’anatomie comparée (jeune homme/vieillard ; homme/animal). Léonard, par là, est une sorte de précurseur isolé de Vésale, le fondateur de l’anatomie moderne. Vient ensuite la mécanique, appliquée aux travaux de l’ingénieur — avec les inventions balistiques, les chars d’assaut, les pompes et les dragues, les ponts et les canaux — ainsi qu’à des projets de machines volantes fondées sur des analyses sagaces et neuves du vol des oiseaux. C’est enfin la vie du globe terrestre, à travers la mécanique des fluides et la géologie. Rien n’excite plus l’imagination poétique de Léonard que le « ballet héroïque » de la terre et de l’eau. De là les études de tourbillons, les croquis panoramiques si remarquables qui montrent la formation des vallées alpines ; de là les analyses de fossiles, de la forme des coquilles, de la raison de leur présence sur les montagnes comme dans les mers. De là surtout ces visions apocalyptiques, qui associent le destin des hommes aux cataclysmes du cosmos : « On verra sur la terre des créatures qui s’entretuent sans cesse. Leur méchanceté n’aura pas de limites. Leur violence détruira les grandes forêts du globe... O terre, qu’est-ce donc qui te retient de t’ouvrir et d’engouffrer l’homme dans les profondes crevasses de l’abîme. » C’est ce Léonard, visionnaire cosmique et « mage », qu’évoque, adouci par la barbe et les cheveux ondoyants, le sévère autoportrait présumé, à la sanguine, de la bibliothèque royale de Turin.


L’artiste

Que reste-t-il de cet immense effort sur le plan de la création artistique ? Pour l’architecture et la sculpture, des projets, purement théoriques en ce qui concerne la première. De très beaux dessins d’églises à coupole centrale flanquée d’absidioles — qui pourraient être de Bramante — attestent la prédilection de la Renaissance pour l’édifice à plan central, symbole de perfection. Pour la sculpture, de nombreuses études sont destinées aux monuments de Sforza et de Trivulzio : mais seuls le piédestal et le mouvement du cheval, plus ou moins cabré, ont retenu Léonard ; le cavalier est absent, ou à peine esquissé. Des sculptures qui lui ont été attribuées, aucune n’est certaine, même la plus vraisemblable, le petit groupe équestre en bronze de Budapest. Au fond, la sculpture semble avoir médiocrement intéressé Léonard : le fait d’être plus durable que la peinture ne lui concède aucune dignité ; elle lui est « inférieure, puisqu’elle ne peut représenter les choses transparentes ou lumineuses ». Elle reste « un art de très bref discours » alors que la peinture, « cosa mentale » dont « l’objet est de montrer l’homme et les intentions de son âme », est « de merveilleux artifice et de très haute spéculation ».

À cet art majeur, Léonard semble bien avoir consacré un traité, qu’il aurait rédigé à Milan et offert à Ludovic, mais qui a disparu. Le Trattato della pittura (Codex urbinas, bibliothèque du Vatican), publié au milieu du xviie s., est une compilation, riche et maladroite, due à Melzi. Quant aux Carnets, ils nous livrent de nombreuses et subtiles observations, qui portent sur tous les aspects de l’art du peintre, dessin, perspective, technique picturale. Le trait majeur est la primauté donnée au dessin d’après nature sur l’étude de l’antique, au modelé sur le contour. Le secret de la peinture est dans le jeu des ombres et des lumières, c’est-à-dire le clair-obscur : « Celui qui évite de mettre des ombres rend son œuvre méprisable aux bons esprits, pour la faveur du vulgaire qui ne recherche que le brillant du coloris et dédaigne la beauté et merveille de la lumière. » On a souvent célébré la « modernité » à la fois minutieuse et poétique des notations de Léonard sur la brume couleur de rose du premier matin, l’effet lointain des fumées et poussières des villes, la couleur des montagnes éloignées, qui cessent en hiver d’être azurées, ou la rougeur du soleil dans les intervalles de la pluie. Et ce « luminisme » explique le rôle historique majeur d’un peintre si avare de ses œuvres.