Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Jésus (Compagnie ou Société de) (suite)

Même le principe fondamental de l’obéissance au pape révéla à l’usage qu’il n’allait pas sans risque : si Paul III, Jules III et Marcel II se montrèrent favorables à la Compagnie, Paul IV chercha à introduire dans les Constitutions des réformes qui eussent été fatales au jeune ordre. Cependant que, sous cette houle juridique, politique, financière, un travail apostolique efficace se réalisait en profondeur et que le nombre des compagnons et des œuvres allait croissant.


De Borgia (1565-1572) à Muzio Vitelleschi (1615-1645)

Le généralat de saint François Borgia* s’ouvre dans une atmosphère de crise de croissance : les « collèges », trop nombreux, dévorent les hommes et entravent la formation des recrues. Par nécessité autant que par tempérament, Borgia met l’accent sur la vie intérieure plutôt que sur l’élan apostolique. Son effort produit des fruits incontestables. L’oscillation fut-elle trop forte ? Il est certain qu’à la mort de Borgia Grégoire XIII intervint auprès de la congrégation générale pour que son successeur ne fût pas un Espagnol.

Quoi qu’il en soit, un fait unique dans l’histoire des Jésuites demeure : en ces quatre-vingts ans (1565-1645), la Compagnie n’eut que quatre généraux, tous hommes de grande valeur ; et celui qui gouverna le plus longtemps (trente-quatre ans), Claudio Acquaviva (1581-1615), était de taille exceptionnelle. Il fallait sa personnalité, son prestige et sa vertu pour tenir tête à une véritable « conspiration de l’intérieur » suscitée contre les Constitutions par le P. Juan de Mariana de la Reina (1536-1624) et appuyée par Philippe II*. En fait, de cette crise, grâce à Acquaviva, l’œuvre d’Ignace sortit consolidée.

Cette difficulté intestine n’empêchait pas les développements de la Compagnie : la période fut brillante. Certains historiens la nomment volontiers siècle d’or de la Compagnie. Quelques chiffres et quelques noms justifieront ce titre un peu emphatique. En 1565, l’ordre compte 2 000 compagnons environ, répartis en 18 provinces ; en 1626, 15 544 compagnons en 36 provinces (plus 2 vice-provinces). C’est l’époque de Paschase Broët et du célèbre collège de Clermont (auj. lycée Louis-le-Grand) à Paris, de Pierre Canisius (1521-1597) en Germanie, d’Antonio Possevino (v. 1533-1611) en Pologne, de Roberto De Nobili (1577-1656) et de sa mission de Madurā. Les missionnaires Michele Ruggieri (1543-1607) et Matteo Ricci (1552-1610) se rendent en Chine, où se développe l’affaire des « rites* chinois », tandis qu’Antonio de Andrade (v. 1580-1634) vit son épopée tragique dans l’inaccessible Tibet. Au Paraguay, c’est la lutte contre l’esclavage et l’organisation des « réductions » à partir de 1609 ; en Amérique latine, saint Pierre Claver (1580-1654) se dévoue au service des esclaves noirs ; c’est aussi l’époque où Edmund Campion (1540-1581) se rend en mission en Angleterre.

Les travaux des théologiens marquent l’époque : Juán Maldonado (1534-1583), Francisco de Toledo (François Tolet) [1532-1596], Luis de Molina (1535-1601), saint Robert Bellarmin (1542-1621), Francisco Suárez (1548-1617) ; le Ratio studiorum est publié par Acquaviva en 1599 ; le travail « titanesque » des Acta sanctorum est ébauché par Heribert Rosweyde (1569-1629), puis réalisé par Jean Bolland (1596-1665) à partir de 1643 à Anvers. Et déjà quelques jésuites imposent leurs noms parmi les savants : Francesco Maria Grimaldi (1618-1663), Athanasius Kircher (1602-1680), Honoré Fabri (1607-1688). Galilée*, en 1611, est reçu en triomphe au Collège romain ; Christoph Clavius (1537-1612) remet à Bellarmin un rapport très favorable aux théories de l’astronome ; Kepler*, bien que protestant, trouve auprès des Jésuites aide et collaboration.


Les grandes batailles (1645-1763)

Leur succès même devait susciter contre les Jésuites concurrence, jalousies, intrigues. Les voici au premier plan de l’actualité. Il n’y aura plus guère de grands mouvements (ou de conflits) dans lesquels ils ne soient engagés : éveil de la conscience moderne, découvertes scientifiques, essor de la libre pensée ; jansénisme, gallicanisme, conflits des princes et du pape, etc. Et précisément, pendant cette période, le gouvernement de la Compagnie est loin d’avoir l’éclat du siècle précédent : douze généraux se succèdent, parmi lesquels, sauf exception, manquent les personnalités fortes.

Par infortune, plusieurs problèmes créent un malaise à l’intérieur de la Compagnie elle-même, parfois des divisions. En 1646, Innocent X demande que certains points des Constitutions soient réexaminés. Dès les années 1670, on perçoit une certaine laïcisation de l’« esprit ». Dans l’épineuse question des rites chinois et malabars, la condamnation, en 1742, par Benoît XIV, aggrave les divisions. Le probabilisme va ronger l’unité de l’ordre, surtout après que l’instigateur de la querelle, le P. Tirso González, aura été promu au généralat en 1687. Les attaques de Pascal* (1656), la philosophie de Descartes*, le jansénisme* et la bulle Unigenitus (1713) troublent les esprits. Enfin, les options politiques s’infiltrent dans l’ordre.

Pourtant l’avant-scène reste brillante. En France, Louis Bourdaloue (1632-1704) et Dominique Bouhours (1628-1702) illustrent la Compagnie ; le Journal de Trévoux est publié de 1701 à 1762 ; les collèges participent au développement du théâtre, de la langue, des sciences. L’histoire (très liée à la géographie) est en honneur ; les PP. Philippe Labbé (1607-1667) et Gabriel Cossart (1615-1674) publient une Collection des conciles (17 vol. ; 1644-1671). Hors de France, surtout en Allemagne et en Italie, les Jésuites tiennent une place également honorable. En Chine, jusqu’à la terrible persécution de l’empereur Yongzheng (Yong-tcheng) en 1724, des missionnaires (le P. Johann Adam Schall von Bell [1592-1666], puis le P. Ferdinand Verbiest [1623-1688]) ont grand prestige, jusqu’à occuper un temps la présidence du tribunal astronomique.

Cependant se développe en même temps, sur un mode moins éclatant, toute une activité spirituelle. Ce sont par exemple les « missions bretonnes » qu’inaugure le P. Julien Maunoir (1606-1683) vers 1640 et qu’il poursuivra pendant quarante ans. Près de mille jésuites missionnent au Liban, en Perse, en Inde, en Chine, en Indochine, en Afrique noire, au Brésil, en Amérique. Entre toutes ces missions, celle de la Nouvelle-France intéresse la France : Isaac Jogues est massacré par les Iroquois en 1646 ; Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant sont martyrisés chez les Hurons en 1649.