Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Iraq (suite)

• C’est un problème d’une autre sorte que posent les habitants des marécages du Sud, les Ma‘dan, cas extraordinaire d’isolement et d’archaïsme social. Il s’agit en fait d’une population d’origine très composite. Les nappes d’eau, qui se sont considérablement étendues aux ve-viie s. de notre ère après des mouvements d’affaissement et des ruptures de digues, ont accueilli des éléments réfugiés très divers : une tribu tzigane, les Zuṭs, éleveurs de buffles ; des Bédouins vaincus et expulsés de leurs tribus d’origine ; sans doute des éléments nomades de langue iranienne hivernant dans le piémont du Zagros (Bakhtiyārīs) ; des aventuriers de toutes sortes. Ces nouveaux venus se sont très imparfaitement fondus avec une population agricole préexistante. L’homogénéité du genre de vie est très loin d’être réalisée dans les marais. Aucune liaison n’existe entre la riziculture, que pratiquent surtout les villages de bordure en fonction des variations du niveau des eaux, et les tribus pastorales de l’intérieur qui s’enfoncent dans les marais avec leurs buffles, sur des îles flottantes, à la montée des eaux. Mais une certaine unité culturelle s’est réalisée, émanation du milieu des marais, fondée sur le canot long, à bec effilé, qui permet de traverser les fourrés de roseaux, sur le couteau-faucille qui sert à les couper, sur les habitations de roseaux tressés, dont certaines formes (maisons communes de villages) sont très élaborées. Surtout, le climat social reste partout très contraignant, fait de la mainmise encore quasi absolue des grands propriétaires chefs de tribus (cheikhs). L’intégration administrative à l’État irakien, réalisée au moins théoriquement à l’époque du mandat britannique, reste très nominale.


La mise en valeur agricole de la Mésopotamie


Les données hydrologiques

En fait, ce sont bien les campagnes en cultures irriguées de la cuvette alluviale mésopotamienne qui constituent le cœur de la vie irakienne. Mais leur exploitation reste encore bien imparfaite. Sur un potentiel de 80 000 km2, environ 35 000 km2 seulement sont cultivés. Cultures et jachères alternent sans règle, et souvent d’une année sur l’autre, avec les espaces incultes. On distingue mal le désert des terres cultivées. Rien de commun avec l’extraordinaire intensité de l’agriculture égyptienne, avec le ruban de verdure continu de la vallée du Nil. C’est sur un tout autre plan que se situent ici les rapports de l’homme et de la terre. L’exploitation du potentiel agricole considérable de la Mésopotamie reste très insuffisante, en raison de conditions hydrologiques particulièrement précaires.

En effet, le Tigre et l’Euphrate sont des organismes puissants, mais très instables. Le total annuel moyen des apports atteint 65 km3, de peu inférieur à celui du Nil (83 km3), avec des débits moyens de 775 m3/s pour l’Euphrate, de 563 m3/s pour le Tigre, qui, renforcé par le Grand Zāb (402 m3/s) et le Petit Zāb (220 m3/s), roule 1 250 m3/s à Bagdad avant le confluent de la Diyālā (160 m3/s). Mais ces chiffres moyens n’expriment que très imparfaitement la vie réelle des deux fleuves, caractérisée par l’extrême irrégularité et la brusquerie d’un régime pluvio-nival lié à la fois à la fonte des neiges sur les hautes terres anatoliennes et aux pluies méditerranéennes de saison froide. Le débit annuel de l’Euphrate, pour une moyenne de 26 km3, peut varier entre 10 et 37 km3, et celui du Tigre, pour une moyenne de 39 km3, peut varier entre 15 et 55 km3. Les possibilités d’évacuation des lits sont très insuffisantes pour les crues maximales, qui sont très dévastatrices, et peuvent réduire à néant toute l’œuvre d’aménagement humain, digues et canaux d’irrigation. Ce fut le cas de la crue de 629, qui détruisit tous les ouvrages d’art. En 1831, 7 000 maisons furent emportées en une nuit par le Tigre (al-Didjla) à Bagdad. La crue maximale théorique du Tigre est de 26 000 m3/s, soit plus de trois fois les possibilités d’évacuation (8 000 m3/s) et environ 20 fois le débit moyen. Les chiffres homologues pour l’Euphrate (al-Furāt) sont de 6 500 m3/s de crue théorique maximale pour des possibilités d’évacuation de 2 000 m3/s. Aussi, les changements de cours et les défluviations sont la norme dans la cuvette mésopotamienne. L’Euphrate, dans son cours moyen, a toujours hésité entre la branche de Ḥilla à l’est, traditionnellement la plus alimentée, et la branche de Hindiya à l’ouest, qui est la plus utilisée depuis que la fermeture d’un canal en amont pour assainir Bagdad, en 1870, provoqua un déversement dont la branche de Ḥilla ne put évacuer le surplus. Le Tigre a fixé son cours actuel vers ‘Amāra à la fin du xvie s., délaissant alors le chenal de Rharrāf, qu’il utilisait jusque-là pour gagner le grand marais de l’Euphrate.


L’irrigation traditionnelle et les cultures

Du IVe millénaire avant notre ère jusqu’en 1956, l’Iraq a ainsi vécu dans une atmosphère de totale insécurité. Des digues en terre de 1 à 1,50 m d’élévation au-dessus des hautes eaux moyennes étaient le seul moyen de protection, extrêmement précaire, contre ces crues et défluviations. Elles étaient rompues en moyenne un an sur deux, et 85 p. 100 des terres cultivées étaient au total susceptibles d’être recouvertes. Il fallait se résoudre le plus souvent à pratiquer des percées volontaires dans les levées, pour orienter tant bien que mal le flot de crue vers certains secteurs plutôt que d’autres.

Dans ces conditions, l’utilisation des eaux restait empirique et décousue, sans plan d’ensemble. L’élément essentiel des aménagements anciens était constitué sur l’Euphrate par des canaux coulant de l’Euphrate vers le Tigre dans la région de Bagdad, conformément à la pente naturelle du glacis, du nord-ouest vers le sud-est, exutoires naturels du flot de l’Euphrate plus ou moins entretenus et régularisés suivant le niveau d’efficacité de l’autorité politique aux diverses époques, plus que véritables canaux d’irrigation. En revanche, dès l’époque achéménide avait été réalisé dans le bassin du Tigre, sur la rive gauche du fleuve, un aménagement quasi intégral du cône de la Diyālā, qui se poursuivait par de grands canaux (canal de Nahrawān) parallèles au fleuve principal. Mais ces ouvrages étaient au lendemain de la Première Guerre mondiale dans un état de dégradation avancée, et la surface cultivée ne dépassait pas 380 000 ha. Sur les plans dressés dès 1908-1911 par William Willcocks (1852-1932), de nouveaux aménagements (barrage de Hindiya sur l’Euphrate, qui a sauvé la branche de Hilla en relevant le plan d’eau et commande tout un système de canaux sur la branche de Hindiya ; réseau de canaux de la région d’‘Amāra sur le Tigre ; barrage de Kūt, qui a régularisé l’irrigation dans la branche de Rharrāf) permirent une première grande phase d’expansion agricole. En même temps se produisait un grand développement des procédés d’irrigation individuels, machines élévatoires, norias et surtout pompes à moteur, dont la part dans le total des terres irriguées atteignait 50 p. 100 le long du Tigre et 20 p. 100 le long de l’Euphrate. Au total, la surface cultivée augmenta rapidement pendant cette période, passant à 3 millions d’hectares en 1952, dont les deux tiers dans le bassin du Tigre, mais sans qu’il y ait eu de modification des conditions générales ni du système de culture.