Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Anatolie (suite)

Cependant, il n’est pas certain que cette région ait parcouru, sans apports extérieurs, toutes les étapes du Mésolithique, ce stade de transition entre l’âge des chasseurs et celui des villages, qui est par excellence la période des inventions. Et c’est brusquement qu’apparaissent, dans la seconde moitié du VIIIe millénaire, les premières agglomérations d’Anatolie : Çayönü tepesi (près des sources du Tigre), Asikli höyük (Lycaonie), Hacilar (Pisidie). Elles se composent de maisons en briques crues au plan rectilinéaire, avec parfois des fondations en pierre et un enduit de plâtre peint sur le sol et les murs. Leurs habitants ignorent la poterie, mais, dans l’une d’elles, Çayönü, on fabrique déjà des outils par martelage du cuivre à chaud. La connaissance de l’agriculture n’est certaine que pour Hacilar, qui cultive l’orge à deux rangs, l’amidonnier, l’engrain et les lentilles.

À partir de ce stade, l’Anatolie a rattrapé et va bientôt devancer les autres régions évoluées du Proche-Orient (Kurdistān, haute Mésopotamie, Palestine). À Çatal höyük (Lycaonie), entre 6500 et 5500 environ, une agglomération, qui n’est qu’un village puisque ses habitants vivent essentiellement de l’agriculture, atteint la taille d’une ville. Le site, qui couvre 13 ha, est ceint et protégé par un cercle de pièces sans fenêtres ni portes. Avec un millier de ces demeures, l’agglomération doit grouper 6 000 personnes, effectif qui explique les progrès techniques réalisés dans tous les domaines. Les espèces cultivées se sont améliorées et multipliées ; on a domestiqué le chien, les ovins et les caprins ; les fouilles de Çatal ont révélé les plus anciens tissus connus, tirés vraisemblablement de la toison du mouton et de la chèvre. Les artisans, qui ont inventé la poterie vers les débuts de l’occupation du site, ont ensuite l’idée de la peindre. Si l’emploi du cuivre reste ici limité aux bijoux, le travail du bois, de la pierre et de l’os donne toute la gamme des outils et des armes désirables. D’autre part, la variété des matières premières employées suppose un commerce régulier avec les groupes humains du Taurus et de la Syrie du Nord. Si nous ignorons pratiquement tout de l’organisation sociale à Çatal, la présence de sceaux familiaux (fabriqués en terre cuite) à partir de 5700 montre l’importance que la propriété privée a prise avant la fin de l’agglomération. De plus, on déduit la prédominance politique des prêtres du nombre important des sanctuaires trouvés presque à chaque niveau. Ce sont des pièces au plan banal, mais contenant des idoles en pierre ou en terre cuite et ornées de reliefs et de fresques. Les symboles figurés (taureau, bélier, vautour, « déesse mère », « dieu jeune », seins, mains) évoquent d’une part les rites funéraires (le cadavre est livré aux oiseaux de proie, et c’est un squelette enveloppé de tissus qu’on enterre sous une des banquettes de la maison), d’autre part la croyance à une grande déesse, divinité de la Fertilité et de la Fécondité des humains, maîtresse des Animaux sauvages et souveraine de l’Au-delà.


Les villages fortifiés (VIe-IVe millénaire)

La civilisation de Çatal höyük, qui aura été de loin la plus importante agglomération que l’humanité ait connue avant l’apparition des villes, semble décliner et disparaître sans intervention extérieure vers 5600. Les villages des millénaires suivants ne gardent au mieux qu’une partie de son héritage culturel : fresques de symboles géométriques, déesse mère accompagnée du léopard et trônant, qu’on retrouvera encore dans la Cybèle anatolienne du Ier millénaire av. J.-C. Le lent dessèchement des dépressions intérieures diminue le rendement des meilleurs terroirs et interdit le recours à l’irrigation. L’Anatolie est donc morcelée en petites unités culturelles qui font des progrès (domestication du porc, des bovins et de l’âne, travail du cuivre), mais plus lentement que la Mésopotamie voisine, dont l’influence se fait sentir dans le Sud-Est anatolien où l’on trouve, au Ve et au IVe millénaire, des poteries des styles Halaf et Obeïd.

À l’autre extrémité du « pont » anatolien, les relations devaient être également fréquentes, mais on en discute encore l’importance historique. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur le rôle que des colons ou des influences culturelles venus d’Anatolie auraient pu jouer dans le grand essor de la civilisation agricole qui se manifeste en Macédoine et dans la péninsule hellénique à partir du VIIe millénaire, dans les Balkans depuis le VIe millénaire, en Crète et dans les Cyclades après 4500. On en sait encore moins sur la nature des populations qui ravagent périodiquement l’Anatolie après l’abandon de Çatal höyük : Mésolithiques attardés ou pasteurs des régions pauvres de la péninsule anatolienne, qui ne cessent de guetter leurs voisins. Qu’il s’agisse ou non de véritables invasions, le péril est clairement démontré par les progrès de l’art des fortifications depuis Hacilar II (2e niveau — ici, à partir de la surface), vers 5400, jusqu’à Mersin XVI a (Cilicie), vers 4100 : murs épais de 1,50 m à 3,60 m, pour lesquels on emploie la brique crue, puis les fondations en pierre, les portes flanquées de tours, les meurtrières.


Forteresse et centres métallurgiques (v. 3300-2200)

L’insécurité persistante n’empêche pas les progrès de la technique et de l’organisation sociale, qui se manifestent dans la seconde moitié du IVe millénaire. Sans doute sous l’effet de la demande des peuples de l’Égée, de la Syrie du Nord et de la Mésopotamie, les habitants de l’Anatolie mettent en valeur les richesses de leur sous-sol (or, argent, cuivre, plomb, étain, fer). Ainsi se développe une métallurgie locale, qui parvient à réaliser un bronze d’étain (Troie II, v. 2400) et à traiter les minerais de fer, dont elle tire des armes d’apparat. Nous connaissons cette production par les « trésors » cachés dans les maisons et surtout dans les « palais » assiégés (Troie II, Poliochni dans l’île de Lemnos) ou enfouis dans les sépultures, dont les plus connues sont les « Tombes royales » (Alaca höyük en Cappadoce ; Horoztepe et Mahmatlar, au Pont). Les « étendards » (objets cultuels figurant le soleil, le taureau ou le cerf divin), les idoles, les armes et les bijoux retrouvés sont la propriété de chefs locaux, qui contrôlent et taxent la métallurgie et le grand commerce. Ceux-ci résident dans de puissantes forteresses, qui ne prennent un caractère urbain qu’à la fin de la période et dans des cas très limités : on ne peut qualifier de ville un site comme Troie I (v. 3300-2800), qui mesure 90 m de diamètre et ne comporte qu’une dizaine de demeures relativement modestes, celle du chef (un mégaron, c’est-à-dire une grande pièce rectangulaire à foyer central précédée d’un porche) et de ses principaux fidèles. À partir de ces repaires, les bandes guerrières montent des attaques contre les forteresses rivales, et l’histoire des sites d’Anatolie est, au IIIe millénaire, ponctuée d’incendies et de destructions massives.