Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Goya (Francisco) (suite)

La mort de Charles III, en décembre 1788, et l’accession au trône du faible et débonnaire Charles IV* et de sa redoutable et horrible épouse, Marie-Louise, coïncident avec les débuts de la Révolution française. Et pourtant la vie de cour continue ; le nouveau roi et la reine se font portraiturer par Goya en pied et en buste, et l’artiste est enfin nommé, en 1789, peintre de chambre du roi d’Espagne.

Pour des raisons politiques fort complexes et découlant en partie de la Révolution française, Goya perd quelques-uns de ses protecteurs entre 1790 et 1792. Le célèbre financier Francisco Cabarrús est emprisonné, Floridablanca est destitué, alors que l’étoile de Manuel Godoy, le jeune militaire favori de la reine, monte au zénith. En 1792. Godoy est nommé Premier ministre ! On imagine le bouleversement que tous ces événements provoquent dans le milieu où vit Goya. La production de Goya se ralentit fortement ; celui-ci demande très souvent des congés et, à la fin de 1792, tombe gravement malade en Andalousie. Il ne reviendra à Madrid qu’à la fin de 1793 ; il est devenu sourd et se remet lentement d’une attaque de paralysie. Il reprend ses pinceaux, mais, dès cette époque, abandonne peu à peu le style « davidien ». Moins de peinture porcelainée, moins de glacis et de couleurs fraîches, davantage d’effets monochromes, une exécution plus brutale et plus efficace. De 1794 à 1800, la liste des chefs-d’œuvre est impressionnante. Les sujets sont souvent inspirés par le groupe de ses amis libéraux, en particulier le poète et juriste Juan Antonio Meléndez Valdés (1754-1817).


La réussite prestigieuse

Parmi tant de portraits aussi variés qu’inoubliables citons seulement deux œuvres uniques : la Marquise de la Solana (Paris, musée du Louvre) et la Duchesse d’Albe en mantille (1797, New York, Hispanic Society), toiles dans lesquelles Goya impose sa propre vision de la figure humaine ; il en capte l’essentiel avec une incroyable acuité et une insolente liberté d’exécution picturale.

Au cours de cette période, le groupe libéral prend le pouvoir, pour une courte durée d’ailleurs, et Goya devient le portraitiste des « penseurs », dont il nous laisse une galerie hors de pair : d’un visage à l’autre éclatent l’intelligence et la bonté, la suffisance et la brutalité, la tendresse et le charme, la laideur, la beauté. À y regarder de plus près, l’attitude générale des modèles varie peu, mais ils sont considérés chacun en tant qu’individu à nul autre pareil ; c’est le moment le plus brillant de la palette goyesque, où l’artiste se montre à la fois polychromiste et physionomiste. Dans le même temps, lui, que la peinture religieuse n’a guère inspiré, reçoit les commandes les plus importantes de sa vie et porte au sublime le grand art décoratif du xviiie s. avec la fameuse coupole de San Antonio de la Florida (Madrid) ; le mélange d’authenticité populaire et de sincérité religieuse qui apparaît dans les Miracles de saint Antoine prouve que Goya reste attaché à la tradition mystique espagnole tout en renouvelant complètement, à travers une exécution d’une largeur inouïe, le vocabulaire traditionnel des formes, de la composition et des couleurs.

Le 6 février 1799, Goya met en vente un autre chef-d’œuvre, à savoir les gravures des Caprices, satire passionnée de l’éternelle misère humaine vue à travers les mœurs de son époque, où l’utilisation savante des noirs et des blancs lui permet d’atteindre des effets esthétiques et psychologiques rarement égalés. Soulignons que, tout au long du xixe s., la réputation de Goya est presque uniquement établie sur ces gravures ; le décorateur et l’un des meilleurs portraitistes de tous les temps ont été pratiquement ignorés jusqu’en 1900, date de la première exposition rétrospective. Curieusement, et peut-être parce que bientôt la vague libérale va être écartée du pouvoir, Goya s’acharne contre l’Inquisition et la sorcellerie ; en 1799, il vend aux ducs d’Osuna une série de petites peintures illustrant des sujets de magie et dénonçant les superstitions.

En 1799, Goya est nommé premier peintre du roi et, l’année suivante, représente la Famille de Charles IV (Prado). On apprend par les confidences de la reine elle-même que les princes apprécient leur portrait, et, cependant, au milieu des tissus admirables, des bijoux étincelants se dresse la plus hallucinante frise humaine qu’une dynastie royale puisse produire. Pour cette composition. Goya déploie toutes les ressources de son art, en alliant de façon géniale la science technique et la hardiesse de l’invention picturale.

En 1802, dans des circonstances mystérieuses, meurt la duchesse d’Albe. Est-ce à la disparition de l’une de ses protectrices ou bien à la dictature grandissante de Godoy que Goya doit de s’écarter de la Cour ? Du moins, l’aristocratie et la haute bourgeoisie madrilènes resteront-elles ses commanditaires ; d’où ces inoubliables portraits du Comte de Fernán Núñez (1803, Madrid, coll. des ducs de Fernán Núñez), drapé dans sa cape noire avec son grand chapeau de muscadin, ou d’Isabel Cobos de Porcel (1806, Londres, National Gallery), symbole même de la manola espagnole. L’impression de joie de vivre, de décontraction qui émane de l’œuvre de Goya au cours de cette période, presque entièrement consacrée au portrait, atteint son point culminant avec le mariage de son fils Javier en 1805, occasion pour le peintre de représenter celui-ci (l’Homme en gris de la collection de Noailles à Paris). Goya porte alors allègrement ses cinquante-neuf ans. Si les fondements de sa facture demeurent inchangés, avec une même traduction des formes par des taches et des frottis, sa palette, en revanche, évolue. Subtilement, les harmonies noires, grises, vertes et blanches succèdent à la polychromie de la décennie précédente.


La guerre, les troubles politiques et l’exil

L’extension des guerres napoléoniennes en Espagne, en 1808, va avoir un profond retentissement sur le style de Goya. Bientôt, les troupes françaises s’installent à Madrid. Charles IV abdique en faveur de son fils Ferdinand VII, et, lorsque toute la famille royale est obligée de quitter l’Espagne, la révolte éclate à Madrid. Ce seront les sanglantes émeutes des 2 et 3 mai 1808, que Goya immortalisera en 1814. Napoléon ayant placé sur le trône d’Espagne son frère Joseph Bonaparte, celui-ci prend dans son gouvernement certains « Espagnols éclairés » autrefois amis de Goya, tels que Meléndez Valdés, Bernardo de Iriarte et Cabarrús. Goya est alors chargé de peindre les portraits de quelques-uns des « afrancesados ». Il se livre aussi à des études sur la vie populaire espagnole, dont il laisse des images saisissantes : les Majas au balcon (Suisse, coll. priv.), les Forgerons (New York, coll. Frick), les Jeunes et les Vieilles (musée de Lille), précédés par l’Enterrement de la sardine (Madrid, académie San Fernando).