Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Faust (suite)

Tout différent est le Faust romantique, tel celui de Chamisso* (1803), désespéré par la philosophie kantienne, qui interdit tout accès à la vérité essentielle, et en proie au désir du néant. Aussi sombre et, en quelque sorte, byronien sera le Faust de Lenau, paru en 1835 et complété en 1840 ; Méphisto explique que la vie est indifféremment naissance et mort, amour et haine ; Faust parcourt donc le cycle implacable et absurde, rêve confus où l’individu passe comme une ombre. On sait que Lenau a écrit aussi un Don Juan ; les deux légendes tendent alors à se rejoindre dans l’ouvrage de N. Vogt et surtout dans le Don Juan et Faust de Grabbe. Abondamment illustrée, avec des fortunes assez médiocres, par Klingemann (1777-1831), Karl von Holtei (1798-1880), etc., la légende a encore tenté Heine*, qui, en 1847, en fait l’argument d’un ballet, Der Doktor Faust, ein Tanzpoem, puis va dégénérant à travers des œuvres multiples. Hors d’Allemagne, l’œuvre de Goethe a suggéré à Pouchkine une Nouvelle Scène entre Faust et Méphistophélès (1826), où l’on voit Faust en proie au mal russe, celui d’Oblomov, l’ennui. En France, elle bénéficie de la traduction de Gérard de Nerval* et inspire peintres et lithographes tels que Delacroix* et Ary Scheffer. Au Danemark, Kierkegaard* médite sur Faust, le douteur, dans Crainte et tremblement, et, en Espagne, Juan Valera, fin connaisseur de Goethe, s’amuse, en 1875, à un satirique Doctor Faustino. On pourrait citer encore la parodie de Friedrich Theodor Vischer, qui a imaginé un troisième Faust, tout burlesque. À vrai dire, c’est à la musique que la légende doit alors ses bonheurs les plus éclatants, et la faveur dont elle jouit dans le grand public, avec Robert Schumann* (Szenen aus Goethes Faust, 1844-1853), Berlioz* (la Damnation de Faust, 1846) et même Gounod* (Faust, 1859) et l’Italien Boito (Mefistofele, 1868).

Au xxe s., Faust demeure présent avec la pièce assez originale de Ferdinand Avenarius (1856-1923) qui retrace la rédemption (1919) ; en 1953, l’écrivain belge Marcel Thiry, dans Juste ou la Quête d’Hélène, raconte l’histoire d’un fils de Faust et d’Hélène ; citons encore le film de René Clair* la Beauté du diable (1949) et le film de Claude Autant-Lara Marguerite de la nuit (1955).

Mais, surtout, la légende de Faust a inspiré trois œuvres fort originales. Il n’est pas étonnant que cette figure du Penseur, cet emblème de la Puissance de la pensée, ait intéressé Paul Valéry*, qui écrit les « ébauches » de Mon Faust en 1940 ; ces textes paraîtront de 1941 à 1945, quelques fragments étant publiés plus tard. La première partie s’intitule Lust, la demoiselle de cristal, comédie ; le dernier acte manque ; les trois premiers sont remarquables par leur ton ironique, parodique et persifleur. Méphistophélès est particulièrement malmené : cet esprit est un être trop simple, tout d’une pièce, grossièrement essentiel, et la distinction du Bien et du Mal manque par trop de subtilité. Pourtant, c’est peut-être lui qui mène le jeu : Faust, revenu de tout et de lui-même, se laisse tenter par l’existence — et Méphisto n’est rien d’autre que l’existence et la force des choses. Cette séduction de la vie a revêtu la forme de la secrétaire de Faust, la jolie Lust, qui, toute transparente qu’elle soit, déconcerte, elle aussi, le démon, sans puissance devant la tendresse et ses nuances. Nous ne saurons pas s’il réussira à la détourner de Faust, qu’elle aime, pour la jeter dans les bras du disciple. Bien différente est la seconde partie, le Solitaire ou les Malédictions d’Univers, féerie dramatique. Elle achève de ruiner toute prétention à faire de l’esprit une idole. Au plus haut du monde, où Méphistophélès n’a pu le suivre, Faust rencontre le Solitaire, effrayant génie de la négation, qui dissout toute réalité dans la diversité infinie et proclame la supériorité dernière du non-être. Il précipite Faust dans l’abîme ; mais le héros est recueilli par les fées, qui le raniment et lui proposent de vivre à nouveau ; à son tour, Faust refuse l’existence, excédé qu’il est « d’être une créature » ; son dernier et son premier mot aura été non. Cette contradiction entre la douceur de vivre, le paganisme heureux, que suggère la première partie, et ce refus du défaut d’être — cette illusion et cette faiblesse —, qu’affirme la seconde partie, a nourri toute la pensée et l’œuvre de Valéry.

Le grand roman de Thomas Mann* qui s’intitule Doktor Faustus raconte la vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn, qui, ressemblant à la fois à Faust et à Nietzsche, incarne en 1947 le génie allemand et son malheur. Le musicien subit, comme l’a fait la pensée allemande, la tentation de la surhumanité, qui est démoniaque, le démon étant le seul inspirateur, le « vrai seigneur de l’enthousiasme », l’être du feu et de la glace, des extrêmes créateurs. L’amour de la Française, Marie Godeau, entraînerait bien Adrian du côté de l’humanité, mais le musicien s’en écarte, perd son neveu et compose son chef-d’œuvre, le Chant de douleur du Dr Faustus. À l’âge de quatre-vingts ans, en 1930, Adrian Leverkühn confesse à ses amis son pacte avec le démon et sombre dans la folie ; il meurt en 1940, symbole de l’Allemagne qui s’est livrée à Hitler. Avec Goethe et Thomas Mann, Faust aura incarné les sommets et les abîmes de l’Allemagne.

Votre Faust, « fantaisie variable, genre opéra », de Henri Pousseur et Michel Butor*, constitue le dernier et, par là, le plus original avatar de la légende, prise ici comme prétexte à variations structurales sur des « citations ». C’est, nous disent les auteurs, une œuvre à l’intérieur de laquelle on peut effectuer des parcours différents, avec des éléments qui glissent les uns par rapport aux autres, de sorte que le public non seulement voit une version, mais aussi aperçoit en perspective « la façon dont d’autres versions sont possibles ». Le public est appelé à intervenir pour décider quelle version lui sera donnée parmi les quatre versions possibles. Cette œuvre essentiellement « mobile » consiste en un jeu de « citations », de Gluck (Orphée) et de Mozart (Don Giovanni) à l’atonal et au dodécaphonique ; quant au texte, il est en plusieurs langues et emprunte à la traduction de Nerval, à Goethe, à Marlowe, etc., le spectacle lui-même étant un condensé du spectacle de marionnettes en vogue au xviiie s.