Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

engagement en littérature (l’) (suite)

Encore faut-il qu’ils aient conscience de cette communauté. La chose ne va pas de soi à l’époque des grands tirages et des moyens de communication de masse. À partir du moment où son œuvre est publiée, l’écrivain n’a pratiquement plus aucune part à son devenir et il n’en peut suivre le destin que d’une manière indirecte et imparfaite. Son lecteur est un étranger et un anonyme. L’écrivain du xviiie s., inséré dans des groupes intellectuels peu nombreux parmi lesquels se recrutait la majorité des lecteurs, faisait corps avec sa propre lecture. Il avait pu ainsi conquérir pour son œuvre cette adéquation de la valeur et de l’action qui constitue l’équilibre littéraire. Mais, dès les premières années du xixe s., le changement d’échelle du public condamne l’écrivain et le lecteur à une double solitude. C’est ce qu’exprime l’image de la « bouteille à la mer » dans Vigny. L’engagement ne va plus de soi, et cela d’autant que les régimes autoritaires qui dominent l’Europe à cette époque encouragent la dichotomie entre l’artiste et l’homme d’action. C’est donc une des caractéristiques des poètes romantiques qu’ils essaient de retrouver le contact perdu avec la masse (on dit alors le peuple) par un engagement politique personnel dont la mort de Byron en Grèce demeurera l’exemple et le symbole. C’est très consciemment et délibérément que Byron s’est engagé dans la lutte armée en Grèce afin d’y accomplir l’acte de communication que la seule littérature ne lui permettait plus de mener jusqu’au bout.

Dès lors, un des problèmes vitaux de l’écrivain devient de situer son art face à son engagement : dans quelle mesure ce qu’il écrit est-il impliqué dans ce qu’il fait ? Une des grandes illusions de 1848 a été de croire qu’il pouvait exister une relation simple et immédiate entre l’un et l’autre. La désillusion de l’échec a entraîné une remise en cause de la littérature du témoignage. Qu’il s’agisse du réalisme ou du Parnasse, l’écrivain cherche l’engagement dans son art. « Dès l’instant où l’écrivain a cessé d’être un témoin de l’universel pour devenir une conscience malheureuse (v. 1850), son premier geste a été de choisir l’engagement de sa forme, soit en assumant soit en refusant l’écriture de son passé. » (R. Barthes.)

Un demi-siècle plus tard, l’écrivain trouve un nouveau cadre dans lequel se situer, celui de l’intellectuel. C’est une majorité d’écrivains qui signe en 1899 le Manifeste des intellectuels en faveur de Dreyfus. Tout le début du xxe s. se caractérise par un engagement de fait de la littérature comme force de contestation et de rupture dans une société bloquée. Il est à noter qu’une des parties les plus vivantes de la littérature de l’entre-deux-guerres est la littérature « de droite », en ce qu’elle s’oppose aux structures fermées de la république radicale-socialiste.

Il est d’ailleurs plus difficile de s’engager aux côtés du pouvoir que de s’engager dans l’opposition. Le dirigisme rigoureux qui pèse sur la littérature soviétique dès cette époque rend les choix ambigus et parfois douloureux. C’est aux États-Unis que les écrivains de la « génération perdue » vivent une expérience de l’engagement révolutionnaire qu’ils renieront tous par la suite, mais qui influencera les écrivains français et notamment Jean-Paul Sartre.

Mai 1936, la guerre d’Espagne, la lutte contre le nazisme, la Seconde Guerre mondiale et la Résistance créent les conditions historiques pour une prise de conscience de l’engagement à une époque où il est impossible de rester neutre. Dans les années qui suivent la guerre, Jean-Paul Sartre en formule la théorie, donnant l’exemple lui-même et appelant de ses vieux une littérature de la liberté qui ne soit ni divertissement ni propagande.

Mais, déjà, les temps ont changé. La mode du structuralisme remplace celle de l’existentialisme dans les futiles et versatiles milieux intellectuels. Entre les deux s’insère le bref épisode du « nouveau roman ». On retourne à l’art pour l’art par les chemins plus sinueux de la recherche formelle et de la linguistique. « Redonnons donc à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. » (A. Robbe-Grillet.)

Il y a à cette attitude un arrière-plan politique incontestable. L’enrôlement de l’écrivain comme un instrument de l’action politique, tel qu’il a été pratiqué en Union soviétique par la critique jdanovienne et tel qu’il subsiste dans telle ou telle manifestation de la vie littéraire soviétique, est trop aisément confondu avec l’engagement, alors qu’il en est le contraire : « Je dis que la littérature d’une époque déterminée est aliénée lorsqu’elle n’est pas parvenue à la conscience explicite de son autonomie et qu’elle se soumet aux puissances temporelles ou à une idéologie, en un mot lorsqu’elle se considère elle-même comme un moyen et non comme une fin inconditionnée. » (J.-P. Sartre.)

Il est donc abusif, comme le faisaient les tenants du « nouveau roman », de confondre dans une même réprobation l’engagement avec le réalisme socialiste et le roman à thèse.

Qu’on le veuille ou non, sous ce nom ou sous un autre, l’engagement reste au cœur de toute création littéraire dans la mesure où cette création est exercice de la liberté. Prendre conscience de la situation historique où s’exerce cette liberté, prendre conscience de la responsabilité encourue envers celui qui lira et pour qui la chose écrite devient un élément de la situation dans laquelle s’exerce à son tour sa liberté, faire face à cette responsabilité, c’est cela, pour un écrivain, être engagé.

R. E.

➙ Existentialisme / Sartre (J.-P.).