Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Ehrenbourg (Ilia) (suite)

Rangé par la critique « prolétarienne » à l’extrême droite des « compagnons de route » de la révolution, il n’acquiert vraiment droit de cité dans la littérature soviétique qu’au Ier congrès de l’Union des écrivains (1934). Cependant, comme beaucoup de « compagnons de route » naguère réticents, il a été converti à la foi socialiste par les perspectives de l’industrialisation et de l’édification d’une société nouvelle qui s’ouvrent devant la Russie à partir de 1929. À ces thèmes, il consacre les romans Den vtoroï (le Second Jour de la création, 1934) et Ne perevodia dykhania (Sans reprendre haleine, 1933-1935), inspirés par le spectacle d’une jeunesse enthousiaste et avide de culture qu’il a vue vivre sur les chantiers des plans quinquennaux.

La guerre d’Espagne, à laquelle il assiste en correspondant de guerre des Izvestia, puis la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle ses articles patriotiques lui vaudront une popularité sans précédent, l’amèneront à voir et à présenter l’U. R. S. S. comme le bastion des valeurs européennes menacées par la barbarie nazie, puis par les menées des « fauteurs de guerre ». Député au Soviet suprême, délégué de l’U. R. S. S. aux assemblées du Mouvement de la paix, il y défend ce thème officiel, qui est au centre de ses trois derniers romans, Padenie Parija (la Chute de Paris, 1941-42), Bouria (la Tempête, 1947) et Deviatyï Val (le Neuvième Flot, 1951-52).

Il sera cependant, après la mort de Staline, le premier écrivain soviétique à dénoncer et à combattre son héritage dans la nouvelle Ottepel (le Dégel, 1954-1956), dont le titre seul était en 1954 une audace. Il consacre les dernières années de sa vie à défendre, à travers les écrivains qu’il aime (Tchekhov, Stendhal), la liberté et la spontanéité de la création artistique, à propager l’art et la culture de l’Occident (Frantsouzskie tetradi [Cahiers français], 1958) et à réhabiliter dans ses Mémoires (Lioudi, gody, jizn [Hommes et événements], 1960-1963) les écrivains et les artistes que la terreur stalinienne et les dogmes du réalisme socialiste ont mis au ban de la littérature (tels Marina Tsvetaïeva, Issaak Babel, Ossip Mandelstam) : il joue ainsi un rôle de premier plan dans l’évolution intellectuelle de la Russie poststalinienne.

M. A.

 T. K. Trifonova, Ilya Ehrenbourg, essai de biographie critique (en russe, Moscou, 1952).

Eichendorff (Joseph, baron von)

Poète allemand (château de Lubowitz, Haute-Silésie, 1788 - Neisse 1857).


Gentilhomme silésien catholique, Eichendorff, après avoir quitté le château de ses pères, fait le tour des universités, et le meilleur de ses récits est probablement le volume de souvenirs de son temps d’études, qu’il a intitulé Halle et Heidelberg. Il vit plusieurs années à Vienne, combat comme volontaire durant la guerre de libération de 1813 à 1815, voyage encore et vient se fixer à Berlin, fonctionnaire au ministère des Cultes (1831-1844). Il vivra assez longtemps pour voir commencer la période d’après 1848, mais l’univers qui revit dans son œuvre est celui des premières décades du siècle, de l’enthousiasme romantique pour les traditions nationales, la poésie populaire, le rêve et la musique.

C’est un des meilleurs auteurs de Lieder, peut-être même celui qui a été le plus chanté, un siècle durant, dans les pays de langue allemande, surtout grâce à Robert Schumann et à Brahms. Sa poésie, abondante et en apparence facile, est riche en images, en inflexions mélodieuses, avec des rythmes simples où les sons semblent naturellement accordés aux cadences. Nul n’a su chanter mieux que lui le voyage romantique, le compagnonnage et la liberté de l’étudiant voyageur, mais aussi la nostalgie du pays et le charme du retour.

Il chante encore les certitudes du croyant, à travers les passions et les déceptions du monde : Dieu est présent dans ses poèmes avec le même naturel que les arbres ou les animaux. Nombre de ses poèmes sont proches du cantique.

Pourtant, il s’est fait connaître d’abord comme prosateur, car il n’a réuni ses poèmes en recueil que dans la seconde partie de sa carrière ; la plupart, jusque-là, étaient dispersés dans ses récits et ses romans.

En 1808, il avait débuté avec un conte magique Sorcellerie en automne (Die Zauberei in Herbste) qui manque d’originalité ; de 1808 à 1811, il a composé, surtout à Vienne, un grand roman lyrique d’actualité, Pressentiment et présent (Ahnung und Gegenwart), publié en 1815, qui est une sorte de réplique au Wilhelm Meister de Goethe, dans le cadre des guerres napoléoniennes et de la résistance nationale des peuples. La Statue de marbre (Das Marmorbild), publiée en 1819, est une composition romanesque sur le thème de Tannhäuser : l’homme déchiré entre la sensualité païenne de Vénus et l’appel de la spiritualité symbolisé ici par une candide jeune fille qui s’attache au héros, Florio.

L’œuvre romanesque de Joseph von Eichendorff compte encore une série de grands récits et de nouvelles, publiés dans la dernière partie de sa carrière, mais dont la renommée s’est vite éteinte : ainsi Beaucoup de bruit pour rien (Viel Lärm um Nichts, 1832), le Château de Durande (Das Schloss Dürande, 1836), les Chevaliers de fortune (Die Glücksritter, 1841).

De tous ces récits, c’est le plus bref qui assure au nom de l’auteur la pérennité, car il est désormais lié au charmant conte intitulé Scènes de la vie d’un propre-à-rien (Aus dem Leben eines Taugenichts), qui est de 1826. Fantaisiste, paresseux, musicien rêveur et vagabond, le héros est un « propre-à-rien » aux yeux de son père, le meunier, comme de tous ceux qui travaillent. Après ses voyages, il est revenu au pays, non pas au moulin de son père, mais au château ; il y devient concierge et regarde passer les équipages ou les étudiants voyageurs. Il ressent parfois le mélancolique désir de partir de nouveau, mais il le confie à son violon. Indolent et ironique, il ne renie pas le monde de la fantaisie romantique, mais s’accommode aussi de vivre dans le train-train des « philistins ».

Cette idylle où les orages n’apparaissent plus qu’à travers le voile du souvenir est un peu rythmée comme une berceuse. Eichendorff n’aimait rien tant que se souvenir de sa jeunesse, un peu comme d’un monde avant la chute : « Cet univers tranquille et divin de l’enfance qui est au fond de mon cœur. »

P. G.

 W. Köhler, Joseph von Eichendorff (Augsbourg, 1957). / O. Sedlin, Versuche über Eichendorff (Göttingen, 1965).