Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Diderot (Denis) (suite)

Diderot n’aurait pas été homme de science s’il n’avait conçu la modification que de façon passive. Sans doute ne faut-il pas lui attribuer les idées du siècle suivant. S’il imagine les mutations dans l’histoire des espèces vivantes, c’est selon des modèles lucrétiens et sans leur donner un sens transformiste. Quand il veut s’expliquer la formation du langage et du jugement (Rêve de d’Alembert), il ne fait nulle place aux facteurs sociaux, et la Réfutation qu’il oppose à Helvétius nie la possibilité d’une transformation totale de l’homme par l’éducation. Il n’en reste pas moins qu’on le qualifie volontiers aujourd’hui de révolutionnaire.

Il ne suffit pas, pour mériter ce qualificatif galvaudé, d’avoir participé au combat collectif des philosophes contre les « abus », même à un poste de commandement, même en inventant des tactiques ingénieuses pour déniaiser les esprits, désaliéner les corps et les cœurs. Il ne suffisait pas d’avoir contribué à la réforme de la justice, de l’impôt, du commerce, des techniques et de la pédagogie, d’avoir apporté un souffle original dans les analyses et la prospective, d’avoir étendu cette démarche originale à des domaines aussi neufs que l’économie politique et les problèmes coloniaux... Mais Diderot dut d’abord se dégager d’une théorie politique aussi fausse qu’harmonieuse, celle d’une monarchie fondée sur le consensus, d’une société à finalité d’ordre, d’une économie nécessitant l’inégalité.

La mutation de sa pensée politique se situe autour de 1770 : ouverte de plus en plus aux questions économiques, européennes, coloniales et mondiales, elle est sensibilisée par la persécution des parlements. Une de ses faces nous apparaît encore comme timide ou même rétrograde : l’utopie d’un gouvernement de citoyens éclairés, mandarins et notables, déguisement bourgeois des théories de Montesquieu. Et jamais il n’imagina que le peuple, objet de sa commisération, parfois de son admiration singulière, pût être traité autrement que comme une main-d’œuvre.

Mais défendre les institutions, même viciées, c’était condamner l’omnipotence du tyran (Frédéric II de Prusse), du despote (Louis XV), qui, fût-il éclairé, et justement s’il l’est, « énerve », corrompt les forces vives de la nation et la fierté du citoyen. Le séjour en Hollande (1773), l’accueil fraternel de la souveraine de Saint-Pétersbourg confirmèrent le philosophe dans cet antimonarchisme qu’il avait versifié en 1772 dans les Eleuthéromanes. D’où la condamnation des réalités du régime tsariste. les pages républicaines de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et surtout les élans oratoires insérés dans l’Histoire des deux Indes. N’appelons pas sommairement « anticolonialiste » un homme qui accepte la réalité de la colonisation, qui en recherche les avantages économiques, mais n’oublions pas trop tôt qu’il a appelé les esclaves à la révolte, comme les « insurgents » des futurs États-Unis à se libérer du pouvoir britannique.

Mais ressort-il de ces textes une théorie révolutionnaire ? Babeuf se réclamait de Diderot, mais le croyait auteur du Code de la nature ; les jeunes gens qui le fréquentaient assidûment (discrètement comme Joseph Joubert) et qui peuplèrent les journaux, les Assemblées de la République, du Consulat et de l’Empire furent le contraire d’« enragés ». La révolution qu’imagine le philosophe en ses pages les plus hardies, mais restées secrètes jusqu’en 1798, est tout au plus une régénération, un bain de sang où se libère et se renouvelle une nation, non une transformation radicale de la société.

Faute de concevoir un âge où régneraient l’égalité et la sincérité, le philosophe dut définir pour lui-même, c’est-à-dire pour l’individu énergique et conscient, une morale du grand homme et du sage. « Il n’y a qu’une vertu, la justice ; qu’un devoir, de se rendre heureux ; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie et de ne pas craindre la mort. » En ce sens, « il n’y a pas de lois pour le sage », dont la liberté consiste en une acceptation lucide de la nécessité, et dont le but est, autant que faire se peut, de se rendre « maître de soi ». Comme il est « heureusement né », il « trouvera grand plaisir à faire le bien » : l’optimisme du courage résout ainsi provisoirement la contradiction entre le déterminisme et l’aspiration à la justice et au bonheur de tous.

La modernité de Diderot ressort donc des vertus de l’écrivain, de l’énergie de l’homme, des richesses du philosophe. Son appel à la postérité (Lettres à Falconet) a été entendu. Nous nous sentons ses contemporains par le goût des idées neuves, la curiosité pour les résultats des sciences ; nous admirons, si nous ne la partageons pas, la hardiesse de sa pensée. Nous aimons surtout, peut-être, en lui, l’écrivain philosophe (il n’existe pas de terme synthétique) : nous gardons à la mémoire l’écho du double clavier de ses concepts et de ses images, le florilège de ses analogies (le clavecin, la grappe d’abeilles, la toile d’araignée) et l’éblouissement de la pantomime. Action, la pantomime suggère un décor ; langage poétique et musical, elle évoque des idées ; ses positions définissent une société ; élargie à de multiples personnages, elle s’inscrit en discours par gestes alternés.

C’est que l’être du philosophe écrivain est finalement dialogue. Non qu’il se dédouble seulement en ses personnages : il s’inspire de modèles observés (le neveu de Rameau, d’Alembert, Julie de Lespinasse, le médecin Théophile de Bordeu), il leur donne une présence qui rapproche le dialogue du roman. Mais la dialectique de l’écrivain (de Platon à Goethe) peut seule transcrire la complexité insondable des âmes, rend seule compte de leur logique interne, donne ses dimensions à la morale. Elle justifie un mode de composition dont la cohérence est celle de la vie : filigrane délié mais solide qui délivre de la rhétorique, harmonie d’idées, de thèmes et de rêveries. À ce niveau, en France, entre Rabelais et Balzac ou Hugo, il n’y a que Diderot.

J. V.