Des Prés (Josquin) (suite)
Les chansons
Par ses quelque 70 chansons, Josquin marque le passage entre l’esthétique du xve s. d’Ockeghem et la grande époque de la chanson parisienne des années 1530 (Clément Janequin, Claudin de Sermisy...). La longueur de sa carrière et ses nombreux voyages expliquent ce phénomène.
Avec chaque texte littéraire, il compose une forme musicale originale. C’est pourquoi son langage est d’une grande diversité : les phrases mélodiques épousent la forme du vers et son rythme propre, sans rechercher toutefois une traduction symbolique très poussée.
Le langage courtois, un peu conventionnel, de la dernière génération des rhétoriqueurs tient une grande place dans le choix des textes : Jean Molinet, Guillaume Crétin, Jean Lemaire de Belges figurent à côté de nombreux auteurs restés anonymes. C’est peut-être Marguerite d’Autriche qui écrit :
Playne de dueil et de mélancolye,
Voyant mon mal qui tousjours multiplye...
En traitant ce poème en canon, Josquin abandonne les grands mélismes ou vocalises sur un mot en faveur d’un syllabisme plus grand. Le naturel et la clarté y gagnent : plus de rythmes compliqués superposés ; le début et la fin des phrases sont nets.
Il lui arrive aussi d’adapter des mélodies populaires. Une des techniques qu’il utilise alors le plus volontiers est celle du canon : à deux voix déterminées dans leur déroulement, il oppose la liberté d’une paraphrase en contrepoint confiée aux autres ; ou, d’une manière savamment construite, il superpose deux canons différents (En l’ombre d’un buissonnet). Un plus grand naturel domine dans les airs où la strophe libre est préférée aux formes fixes des rondeaux, ballades et bergerettes (Si j’ay perdu mon amy). La chanson Mille Regretz est un point d’aboutissement pour sa liberté de langage. Une composition simultanée des voix donne une perception déjà « verticale » du cheminement musical et contribue à la clarté de l’audition. La mesure binaire remplace la mesure à trois temps et favorise des rythmes plus « carrés » (12 chansons possèdent déjà une entrée sur la formule : 1 blanche, 2 noires, 1 blanche, qui sera une caractéristique de la chanson parisienne). L’augmentation du nombre des voix permet une grande diversité dans la construction de la polyphonie. Une partie peut s’opposer aux 3 autres ; plus souvent, 2 duos imitatifs se répondent ou se partagent la même phrase, pour se joindre finalement en un chœur homorythmique où les mêmes mots, chantés ensemble, acquièrent une grande force. Mille Regretz possède un motif de quatre notes descendantes, mis en évidence au centre de la composition et placé dans des contextes très variés avec beaucoup d’imagination. À la fin, Josquin rassemble en un raccourci saisissant ce qui a été dit auparavant ou prolonge les derniers mots du texte par une longue « coda » ornementale. Une technique fondée sur la répétition, sur le balancement de sections identiques devient le principe formel central, sans que les symétries ou les canons aient jamais le caractère d’une machine bien montée.
Les messes
Parmi ses 29 messes (dont 7 sont incomplètes), certaines puisent leur inspiration dans le plain-chant ; une hymne ou une séquence fournissent en général une phrase qui fonde chaque partie de l’office : l’Ave maris stella, l’introït Gaudeamus... Mariae transposé, ornementé et mesuré, par exemple. La Missa de Beata Virgine ne possède pas la même unité mélodique, car Josquin utilise des parties différentes de l’« ordinaire ». Dans deux cas, il invente des thèmes qui gardent une allure grégorienne, à partir du titre ; ainsi, Hercules dux Ferrariae donne les notes ré ut ré ut ré fa mi ré ; Lassa fare a mi, la sol fa ré mi.
Hormis ces éléments anecdotiques, des airs de chansons, populaires ou courtoises, sont souvent retenus pour servir de thème à certaines messes et donnent des titres aussi amusants que Missa l’ami Baudichon, l’Homme armé ou encore Malheur me bat, Una musque de Buscaya... Tous ces procédés étaient très courants à l’époque et un tel mélange des genres ne choquait point l’esprit religieux du temps. Les emprunts pouvaient même dépasser l’élément mélodique et utiliser la construction polyphonique dans laquelle cet élément s’insère. Ainsi, Josquin s’inspire du motet à 3 voix de Brumel Mater Patris dans la messe du même nom ; dans certains passages, les citations sont presque littérales, mais notre compositeur ajoute 2 voix supplémentaires.
Avant d’en arriver à cette technique de « parodie », une longue évolution a eu lieu. Au départ, la phrase mélodique est présentée au ténor, en valeurs longues ; répétée à chaque section de la messe, elle lui donne son identité et son unité. Sur cette ossature solide, les autres voix peuvent évoluer en paraphrasant en un « contrepoint fleuri » les notes du thème sur un rythme plus rapide. La messe Hercules dux Ferrariae emploie cette technique.
Ailleurs, le cantus firmus passe à d’autres voix que le ténor ou se présente en canon. Une évolution nette se fait jour dans les pièces où, au lieu d’être en valeurs longues, son rythme est de même nature que celui des autres voix. Rien n’empêche alors de le traiter en imitation d’une voix à l’autre sans que l’une d’elles ait un rôle mélodique privilégié. C’est le cas de la messe Ave maris stella.
Lorsque le thème est morcelé en motifs soumis à des imitations, à des déformations mélodiques ou rythmiques, nous arrivons au terme de l’évolution : c’est l’imitation continue. La mélodie est partout présente, mais jamais citée en entier ; elle communique à l’ensemble de la polyphonie l’esprit du plain-chant et non la lettre. La messe Pange lingua est à cet égard un sommet. Le cantus firmus est devenu un vrai thème capable d’engendrer d’autres motifs : il peut se prêter aux développements les plus libres. Le symbolisme musical traduit les mots du texte (notes descendantes en imitation pour la venue de l’Esprit-Saint sur le monde) et met en valeur son sens même.
Grâce à l’assouplissement et à la liberté que Josquin communique aux formes de son temps, son expression personnelle d’un grand lyrisme trouve à se manifester.