Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Delacroix (Eugène) (suite)

La liberté de sa technique lui permet tous les emportements ; ainsi, dans le Doge Marino Faliero (1826, Wallace coll., Londres), l’éclat des laques avivé par un vernis de copal souligne le sentiment dramatique. Dans le Giaour et le Pacha (Art Institute, Chicago), de 1827, la rapidité de la facture transforme l’affrontement en danse. Le choix des sujets révèle, à côté des enchantements du rêve, odalisques imaginaires comme la Femme aux bas blancs (coll. privée) ou la Femme au perroquet (musée de Lyon), les désenchantements de l’âme : le Tasse dans la maison des fous, 1827 (coll. Oscar Reinhardt, Winterthur).

Le tableau majeur de cette période, la Mort de Sardanapale (1827-28), cause un scandale sans précédent au moment où toute la jeunesse romantique est bouleversée par les représentations de Shakespeare à l’Odéon, où Hugo vient de publier la préface de Cromwell. « Mon massacre numéro deux », disait le peintre pour désigner cette immense composition tourbillonnante à dominantes rouges, qui sublime l’horrible volupté de la mort. C’est un paroxysme qu’il ne renouvellera pas, mais les épisodes sanglants de l’histoire trouvent en lui leur chantre : l’Assassinat de l’évêque de Liège (1827, Louvre), Boissy d’Anglas à la Convention (1831, musée de Bordeaux), la Bataille de Nancy (1828-1834, musée de Nancy). Il cherche à travers ces œuvres à peindre la présence du destin, le tumulte de la foule, son bruit et sa fureur.

À cette période d’exaltation romantique appartiennent aussi de nombreuses lithographies : le Giaour et le Pacha, d’après Byron, Hamlet et le crâne de Yorick, d’après Shakespeare, et surtout les dix-sept planches du Faust, traitées avec une poésie visionnaire. Goethe enthousiasmé disait à Eckermann : « Faust est une œuvre du ciel à la terre, du possible à l’impossible [...]. Monsieur Delacroix s’est senti comme chez lui et dans sa famille. »

Cependant, un souci de rigueur s’amorce : ne plus obéir aux nerfs, mais à la raison. La Liberté guidant le peuple (Louvre), exécutée au lendemain des Trois Glorieuses, est plus dynamique que romantique, l’exaltation du sujet n’empêchant pas la recherche plastique. Cette évolution sera hâtée par un voyage qui permet à Delacroix de connaître cet Orient dont il a si souvent évoqué la magie. De décembre 1831 à juillet 1832, il accompagne la mission du comte de Mornay auprès du sultan du Maroc, visite Tanger, Meknès, fait escale en Algérie — Oran, Alger — et en Espagne — Cadix, Séville —, où il note : « Tout Goya palpitait autour de moi. » Il a la révélation non pas d’une imagerie de bazars mais de l’Antiquité classique : « Les Romains et les Grecs sont là à ma porte, j’ai bien ri des Grecs de David*, à part sa sublime brosse, je les connais à présent, les marbres sont la vérité même mais il faut y savoir lire. »

D’autre part, sous ce soleil éclatant, il découvre que les couleurs ne sont pas isolées dans l’espace par la lumière, mais qu’elles s’interpénètrent, se modulent les unes par rapport aux autres ; revenu à Paris, il étudiera les théories du physicien Eugène Chevreul sur les contrastes colorés. Il assiste à des audiences et à des fantasias, est accueilli par les juifs et par les musulmans, pénètre dans un harem. Sept albums de croquis et un album d’aquarelles conservent ses souvenirs et seront pour lui un inépuisable répertoire de thèmes et de formes.

À son retour, il entreprend la toile où se résument ses émerveillements et ses découvertes : les Femmes d’Alger (1834, Louvre), composition statique dont l’harmonie expressive de roses et de verts rend l’atmosphère nonchalante et feutrée de ce gynécée moderne et qui, par ses touches fragmentées, son souci des jeux de lumière, annonce l’impressionnisme.

Parmi les scènes qui s’inspirent de ce voyage, certaines se rattachent à une vision historique : le Caïd, chef marocain (1837, musée de Nantes), le Sultan du Maroc entouré de sa garde (1845, musée de Toulouse) ; d’autres, à des témoignages plus pittoresques : Fantasias ou Courses de la poudre (1832, musée de Montpellier, et 1833, musée de Francfort), les Convulsionnaires de Tanger (1836-1838, coll. privée, États-Unis) ; d’autres, enfin, comme les Femmes d’Alger ou la Noce juive (Salon de 1841, Louvre), cherchent à situer hors du temps l’image d’un instant privilégié. D’autre part, les massives murailles de Meknès et les vastes paysages de l’Atlas serviront de fond à bien des sujets religieux ou romanesques, tels les Disciples et les Saintes Femmes relevant le corps de saint Étienne (1853, musée d’Arras).

Cette leçon de classicisme, ce sens renouvelé de la noblesse des attitudes sont perceptibles aussi bien dans les décorations que Delacroix entreprend de 1833 à 1838 pour le salon du roi que dans le schéma pyramidal de la Médée furieuse (1838, musée de Lille) et dans l’élan maîtrisé de la Justice de Trajan (1840, musée de Rouen), si fastueusement inspirée de Véronèse, qu’il va souvent admirer au Louvre, et de Rubens, qu’il vient d’étudier à Anvers, en 1839.

Sa veine romantique n’est cependant pas tarie ; l’obsession de la mort, celle d’une impossible liberté s’expriment dans le Prisonnier de Chillon (1834, Louvre), peint peu après la mort de son frère Charles, dans les lithographies pour Hamlet, commencées en 1834, ou dans une nouvelle version plus féroce et plus tourbillonnante du Combat du giaour et du pacha (1835, Petit Palais, Paris). La synthèse de ces tendances contradictoires se fait dans l’admirable Prise de Constantinople par les croisés (1840, Louvre), commandée par Louis-Philippe pour Versailles, harmonie de pourpres, de bleus violacés et d’aigue-marine qui emprunte au souvenir d’Alger l’étagement des maisons blanches vers la mer. À cet instant où Baudouin de Flandres pénètre dans la ville, il semble n’y avoir ni vainqueurs ni vaincus ; ce n’est plus l’ivresse de la victoire, mais la lassitude des massacres inutiles. Avec cette œuvre capitale, le romantisme de Delacroix s’apaise, s’oriente vers la philosophie et non plus vers la tragédie. Il cherche aussi davantage son inspiration dans la nature, à Nohant, chez George Sand, où il brosse de somptueux tableaux de fleurs, et dans la forêt de Sénart, près de la maison qu’il loue à Champrosay. Ses amitiés et ses relations se sont étendues à toute l’intelligentsia de sa génération — Hugo, Musset, Stendhal, Balzac, Nerval, Baudelaire —, mais il s’est surtout senti en communion spirituelle avec Chopin, dont il a laissé une vision inspirée dans un double portrait de George Sand et du musicien (1838), maintenant découpé et séparé entre le Louvre et Copenhague. Il donne, à Nohant, des leçons de peinture à Maurice Sand — « Dans la nature, tout est reflet » —, et développe dans sa touche en flochetage les contrastes colorés que lui emprunteront les impressionnistes (Mort d’Ophélie, 1844, Louvre).