Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Danube (suite)

• L’équipement de ports industriels permet à Reni et à Izmail en U. R. S. S. d’expédier charbons et minerais à destination de l’Autriche et de l’Allemagne. Sulina, en Roumanie, doit être dégagé de l’ensablement, Galaţi, à l’entrée du delta, doit recevoir les gros minéraliers. Trois ports sont équipés pour le développement d’une sidérurgie fluviale : Linz en Autriche (aciérie Vöest) ; Dunaujváros en Hongrie ; Galaţi en Roumanie. Les autres ports sont surtout des chantiers de construction navale (île Csepel à Budapest), plus rarement des ports d’hydrocarbures (Bratislava).

• Des projets de liaisons avec l’Europe du Nord sont élaborés. Le plus avancé est celui de l’Europa Canal (Rhin-Main-Danube) ; on attend le raccordement de Nuremberg à Kelheim. Le canal de Moravie a été projeté dans le cadre des organisations spécialisées du Comecon : long de 280 km, il devrait relier l’Odra supérieur et sans doute l’Elbe à la région de Bratislava et serait accessible aux bateaux de 2,50 m de tirant d’eau et d’un port de 1 500 t.

• L’équipement hydro-électrique du bassin danubien est très récent : mais la production actuelle représente déjà plus de la moitié du potentiel global (80 TWh). Les tronçons du cours les mieux équipés sont la partie autrichienne et les Portes de Fer. Les affluents alpins d’Autriche et carpatiques de Roumanie sont en voie d’équipement. Restent à construire les centrales prévues par des accords bilatéraux entre Tchécoslovaquie et Autriche, ou Hongrie, Roumanie et Bulgarie. La centrale des Portes de Fer doit à elle seule produire plus de 10 TWh, également partagés entre Roumanie et Yougoslavie.

• L’irrigation, enfin, est une nécessité pour la Grande Plaine hongroise et la Valachie et doit permettre d’étendre les cultures maraîchères et spéciales, d’accroître les rendements dans des agricultures encore relativement déficitaires. On estime que les surfaces irriguées passeraient de 300 000 à 800 000 ha en Hongrie par la construction de canaux branchés sur les barrages de la Tisza supérieure ; de 200 000 ha à près d’un million en Yougoslavie par la mise en service du canal Danube-Tisza ; à plusieurs centaines de milliers d’hectares en Valachie roumaine, où les travaux sont entrepris sous l’égide de la Société française d’aménagement du Bas-Rhône-Languedoc.

Ainsi, l’espace danubien s’éveille à la fois aux techniques les plus modernes et à la coopération internationale : la poursuite de la politique de détente en Europe est le gage unique, mais capital, du développement des pays riverains.

A. B.

 « Le Danube » dans la Houille blanche (Grenoble, 1964). / Le Danube (la Documentation française, « Documentation photographique », 1967).

Darío (Félix Rubén García Sarmiento, dit Rubén)

Poète nicaraguayen (Metapa [auj. Ciudad Darío] 1867 - León 1916).


Un jour de 1893, Verlaine se trouvait attablé dans un café du Quartier latin devant un verre de « fée verte », lorsque s’approcha de lui un homme jeune, grand, le visage aux traits assez lourds de métis et visiblement ému, car il ne sut que bredouiller en un mauvais français une phrase dont le dernier mot était celui de gloire, le seul que le poète entendit. « La gloire, répondit celui-ci, la gloire, m..., m... et m... encore ! » Il ignorait que son admirateur troublé, poète déjà réputé, était destiné à atteindre les plus hauts sommets de cette gloire qu’il venait de si crûment vilipender : Rubén Darío, le chef du modernisme, ce grand mouvement de renouveau des lettres hispaniques, et de surcroît son fils spirituel.

Né l’année de la mort de Baudelaire dans une petite ville d’Amérique centrale engourdie par la chaleur des tropiques, Darío témoigne de dons précoces qui lui valent le titre d’« enfant poète ». C’est l’époque où, contre un romantisme qui s’essouffle et contre les formes ampoulées du lyrisme alors en vogue, commencent à se manifester quelques poètes soucieux d’ouvrir des voies nouvelles à la création littéraire. Tournant les yeux vers la France, ces poètes découvrent le Parnasse et montrent aussitôt leur sympathie pour ses théories de « l’art pour l’art » qui répondent si bien à leur soif de beauté et à leur désir d’échapper au prosaïsme de leur temps.

Darío, dont le premier maître fut Hugo, accueille à son tour les leçons du Parnasse et, au Chili où il arrive en 1886, se familiarise également avec les mythologies classiques, les arts d’Extrême-Orient, fait son miel de tout et publie en 1888 un court recueil de prose et de vers qui s’impose d’emblée comme la bible du jeune mouvement moderniste. Quelque chose de très nouveau apparaissait en effet dans Azul : une langue d’un raffinement exquis, une musique jamais encore entendue, tandis que le monde charmant de Watteau, avec ses marquises, ses abbés poudrés, ses satyres, ses lacs et ses cygnes faisait son entrée dans la littérature de langue espagnole. Versailles, pour tous ces écrivains en mal d’évasion et à la recherche d’une patrie spirituelle, s’offrait en effet à eux chargé des attraits de l’exotisme. Darío était à Buenos Aires depuis trois ans lorsqu’il donna en 1896 deux ouvrages : les Rares (Los raros), collection de portraits d’écrivains, la plupart français (Villiers de L’Isle-Adam, Lautréamont, etc.), et surtout un recueil de vers paradoxalement intitulé Proses profanes (Prosas profanas). S’il y évoquait le même univers des « fêtes galantes » que dans Azul, le poète s’engageait ici à fond dans le modernisme en réalisant son propos de rajeunir la versification. Le livre déclencha une révolution littéraire. C’est que, depuis Azul, le poète avait connu l’Europe, le Paris de ses rêves (« Je rêvais de Paris depuis l’enfance, à tel point que lorsque je faisais mes prières, je suppliais Dieu qu’il ne me laisse pas mourir sans avoir connu Paris ») ; il y avait rencontré Catulle Mendès, vers qui allait son admiration du temps d’Azul, Jean Moréas, Verlaine surtout, « père et maître magique, porte-lyre céleste ». À son tour, Darío va mettre au premier rang de ses préoccupations d’écrivain très conscient de son métier la musicalité, l’harmonie intérieure du poème, et le voici qui tord le cou à la solennelle éloquence castillane, clarifiant la langue, l’enrichissant de mots rares à la façon des symbolistes, ressuscitant d’anciennes formes strophiques, bouleversant la métrique. Jamais, depuis Góngora peut-être, l’espagnol ne s’était plié à tant d’innovations comme sous la plume de ce virtuose. D’une incomparable richesse en moyens d’expression inédits, ses Chants de vie et d’espérance (Cantos de vida y esperanza) [1905] rendent un son plus grave : ils marquent d’abord le retour aux sources espagnoles du poète, qui, sans pour autant renier la France, affirme sa « foi en la renaissance de la vieille Hispanie » et sa confiance dans sa race métisse, solidaire devant l’« audacieuse race du Nord » : « Prenez garde, proclame-t-il dans son poème A Roosevelt, elle vit, l’Amérique espagnole. » De poète des cygnes, Darío devenait le chantre du Nouveau Monde. Mais c’est aussi l’homme qui apparaît dans ce recueil, un Darío angoissé devant la fuite des jours (« jeunesse divin trésor, tu t’en vas sans retour ») et découvrant que sa vie ne fut qu’une lamentable errance. Sans doute fut-il exceptionnellement gâté par les Muses. Sans doute au cours de son existence de « Simbad » reçut-il de quoi vivre largement grâce aux brillants articles qu’il envoyait au journal La nación de Buenos Aires depuis 1889 et aux divers postes de diplomate dont il fut titulaire (une de ses photographies les plus connues nous le montre en grand uniforme de ministre du Nicaragua en Espagne). Mais sous les chamarrures battait le cœur meurtri d’un être travaillé par le démon de la chair (« chair, céleste chair de la femme »), d’un être dominé par l’alcool. Déchiré comme Baudelaire entre ses aspirations vers l’idéal et les attirances de la chair, oscillant tel Verlaine entre le paganisme et le christianisme, ami du luxe et curieux de tâter aux « charmes dangereux des paradis artificiels », Darío fut un homme malheureux, trahi en amour, terrifié par l’au-delà, foncièrement insatisfait : « Je déteste la vie et l’époque où il m’a été donné de vivre. » C’est du reste à Paris, « irrésistible aimant », le Paris de la Belle Époque, de Mistinguett et des frous-frous, où il vécut presque sans interruption de 1900 à 1914, que Darío sombra dans « cette vie assassine faite de femme et de vin » qui devait le conduire à une mort précoce dans un hôpital de León, où quelques années plus tôt la foule avait acclamé l’enfant prodigue en visite chez lui. Et pourtant, comme il aima la France, et surtout sa capitale, symbole d’un ailleurs merveilleux : « Mon épouse est de mon pays, ma maîtresse de Paris. » Amour fécond s’il en fut puisqu’en sont nés le premier mouvement littéraire proprement américain, le premier poète hispano-américain à donner le ton à toute la littérature espagnole, le premier Hispano-Américain vraiment universel.

J.-P. V.

 R. L. F. Durand, Rubén Darío (Seghers, 1966). / J. A. Balseiro, Seis estudios sobre Rubén Darío (Madrid, 1967).