Benavente (Jacinto) (suite)
Señora ama (Maîtresse de maison, 1908) est une pièce d’une rare duplicité. Tout comme les bons bourgeois maintenant assis dans les loges et à l’orchestre, un coq de village court le guilledou. Son épouse, résignée et amoureuse, pardonne, parce que, en fin de compte, c’est elle la patronne, la légitime. Or, l’infidèle était soupçonné d’inceste. Une chute de cheval, quand il se rendait chez une de ses conquêtes, le lave de ce vilain péché ; l’auditoire, soulagé, se réjouit de ce « simple » adultère. Puis la patronne, jusqu’alors inféconde, annonce qu’elle porte un enfant. Et l’auditoire de se livrer à une tendre émotion. Il faut l’aplomb d’un Benavente pour se moquer du public aussi effrontément et s’en faire applaudir.
Il écrivit alors des pièces pour enfants : El príncipe que todo lo aprendió en los libros (le Prince abusé par les livres, 1909), par exemple. Ganarse la vida (Comment gagner sa vie, 1909) est plus amère et plus outrageusement lucide que les comédies pour adultes.
Benavente donne La Malquerida en 1913. C’est peut-être la pièce de son répertoire la plus jouée à l’étranger. Un homme aime sa belle-fille. Il ne s’en rend compte qu’après avoir tué le fiancé de celle-ci, par un acte de jalousie totalement incontrôlé. Or, cette jeune femme l’aimait secrètement, mais se sentait tenue de le détester publiquement, et même, en dernier ressort, sincèrement.
Benavente entre à l’Académie. Pendant la guerre, il est germanophile. Il reçoit le prix Nobel en 1922. Il a alors une centaine de pièces à son actif. La vogue nouvelle pour le cinéma détourne le public du théâtre. Benavente se répète en grossissant les traits : Pepa Doncel (1928). Il cherche le scandale : Para el cielo y los altares (Pour Dieu et sur ses autels, 1928) met en cause des moines, des ministres et des rois. Le dictateur du jour en interdit la représentation. Benavente se rend en Russie. Il en revient pour le moins républicain, et plus que jamais scandaleux et irrespectueux : Cuando los hijos de Eva no son los hijos de Adán (Les fils d’Ève ne sont pas toujours les fils d’Adam, 1931). La plurimorale y est de mise. Ce n’est pas non plus du goût de la jeune République espagnole. Il met en scène de jeunes bourgeois jouant aux révolutionnaires dans No juguéis con esas cosas (Ne jouez pas avec ces choses-là, 1935), c’est-à-dire avec le mariage, les belles manières et les institutions traditionnelles ; car sans ces masques, « vous n’êtes rien ». La guerre civile survient. Il se dit républicain. Le général Franco l’emporte. Il se dit franquiste.
Ainsi vérifia-t-il tout au long de sa vie publique sa doctrine de l’occasion et des intérêts créés. En 1942, on monta cinq nouvelles pièces du fécond dramaturge. D’autres suivirent. En 1953, à la veille de sa mort, il en donnait encore trois. Mais les goûts avaient changé, et lui non. Cet homme avait tenu l’affiche pendant un demi-siècle : il avait sorti le théâtre espagnol de l’ornière ; avant de le remettre dans une autre, il écrivit quatre ou cinq chefs-d’œuvre.
C. V. A.
J. P. Borel, Théâtre de l’impossible (la Baconnière, Neuchâtel, 1963).