Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Saint-Simon (Claude Henri de Rouvroy, comte de) (suite)

Saint-Simon sociologue

Saint-Simon est le premier à formuler ce qui va devenir l’un des dogmes essentiels du xixe s., l’opposition de la société guerrière à la société industrielle. Les sociétés du passé étaient des systèmes d’action orientés vers la guerre, et celle-ci donne la clé des rapports sociaux et des idées qui y dominaient. À l’aristocratie guerrière qui se développait selon cette finalité correspondait une prédominance de la religion et de la connaissance théologique en général. S’opposent désormais à ces sociétés guerrières des sociétés dominées par l’esprit de travail, des sociétés économiques, « ayant pour objet direct et unique de procurer la plus grande somme de bien-être possible à la classe laborieuse et productrice, qui constitue dans notre état de civilisation la véritable société » (Système industriel, 1820-1823).

Entre les deux espèces de société s’intercale une société qui, à vrai dire, est essentiellement transitoire, « intermédiaire et vague », où prédomine l’esprit d’abstraction et où les classes dominantes qui incarnent cet esprit sont « au temporel celle des légistes, et au spirituel celle des métaphysiciens » (ibid.). Ainsi apparaît-il clairement que Saint-Simon formule en toute netteté cette loi des trois états qui restera pourtant attachée au nom d’Auguste Comte.

Après l’étude des antécédents, celle du résultat. Essentiellement prométhéenne, la société moderne est une société de producteurs. Cet accent mis sur la dignité du producteur signifie plusieurs choses. D’abord que la valeur suprême devient le travail, défini d’une part comme la condition de la victoire de l’homme sur sa misère naturelle et sur l’incertitude que la nature fait constamment peser sur son destin ; et défini d’autre part par l’utilité collective, c’est-à-dire par la contribution que chacun peut apporter au bien-être et au bonheur de tous. On voit donc l’originalité du point de vue de Saint-Simon : il n’en a pas à la propriété, mais à la propriété qui n’est pas fondée sur le travail ; et d’autre part, il suggère — thèse qui deviendra fondamentale vers la fin de sa vie — que le véritable travail et la véritable propriété doivent être ceux qui engendrent un bénéfice collectif, et non privé, autrement dit que le travail est d’une certaine manière défini d’emblée par son utilité pour les autres. Le vrai producteur est toujours un altruiste. Tel est le double sens de la célèbre parabole de l’Organisateur. Et c’est pour la même raison qu’il n’y a pas pour Saint-Simon d’antagonisme fondamental dans la société industrielle, le développement de l’industrie reposant sur la prise de conscience que, dans le grand atelier social, il n’y a qu’un intérêt et qu’il est commun.

Saint-Simon exprime par conséquent clairement la conviction que l’économie est susceptible d’être le matériau unique à l’aide duquel non pas une société, mais la seule vraie société puisse être construite. Contrairement au libéralisme classique, il estime cependant que l’activité économique exige une réglementation : « L’organisation sociale doit avoir pour objet unique et permanent d’appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l’homme, les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers » (l’Organisateur). En termes plus modernes, on parlerait de rationalisation : le but des sociétés modernes étant le progrès économique, il appartient à l’entendement calculateur de définir les conditions auxquelles les efforts humains sont les plus susceptibles de rendement.

C’est ainsi que Saint-Simon peut passer pour être l’apôtre de la technocratie. Le pouvoir est donné à la science, parce que la science est le ressort d’une société qui ne vit que d’applications de cette science. Le premier effet de ce gouvernement de techniciens est donc la hiérarchisation sociale. Saint-Simon n’est pas égalitaire. Mais c’est une des originalités de Saint-Simon que d’avoir compris que la hiérarchie des tâches scientifiques était peut-être la seule forme de hiérarchie compatible avec les convictions égalitaires des modernes, et qu’ainsi technocratie et démocratie n’étaient pas aussi incompatibles qu’il y paraissait à première vue. En effet, la véritable inégalité résulte d’une domination de l’homme par l’homme ; il n’y a plus d’inégalité là où l’homme n’est subordonné à l’homme que pour l’accomplissement d’une tâche qui profite à tous, là où la subordination est l’effet d’une nécessité quasi naturelle : « Dans l’ancien système la société était essentiellement gouvernée par des hommes ; dans le nouveau, elle n’est plus gouvernée que par des principes » (ibid.). « La souveraineté ne consiste pas alors dans une opinion arbitraire érigée en loi par la masse, mais dans un principe dérivé de la nature même des choses, et dont les hommes n’ont fait que reconnaître la justesse et proclamer la nécessité » (ibid.).

Finalement, la sociologie de Saint-Simon culmine dans une sorte de philosophie sociale. La société moderne est une société où la création collective peut seule retenir ensemble, en les transformant en rouages, et si possible en rouages enthousiastes de la machine sociale, des hommes qui ne sont plus des particules immuables enfermées dans le cadre rigide de la tradition. Mais alors, le problème essentiel devient celui de la découverte des buts : « L’objet capital des travaux des publicistes doit être aujourd’hui de fixer les idées sur la direction que la société doit prendre » (ibid.). Alors la société industrielle réalisera les espoirs de la Révolution française : les hommes, frères en création, égaux par le travail, seront libres parce que tous coopéreront dans la même œuvre de libération de l’humanité.

C. P.

Quelques textes de Saint-Simon

Où est l’âge d’or ?

« L’imagination des poètes a placé l’âge d’or au berceau de l’espèce humaine, parmi l’ignorance et la grossièreté des premiers temps. C’était bien plutôt l’âge de fer qu’il fallait y reléguer. L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous : il est au-devant ; il est dans la perfection de l’ordre social. Nos pères ne l’ont point vu. Nos enfants y arriveront un jour. C’est à nous de leur en frayer la route » (1814).